De l’urgence d’agir
100 secondes avant minuit. Collage, écriture de plateau et mise en scène : Michelle Parent ; Interprètes : Alexa Dubé, Caroline Boudreault, Marc Donati, Vanessa Landry, Cédric Égain, Annie Valin et Gabriel Antoine Roy ; Réalisation de la captation : Sandrick Mathurin — Les Productions Albédo. Une production de Pirata Théâtre en co-diffusion avec le Théâtre Aux Écuries du 22 avril au 15 mai 2022.
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L’Horloge de l’Apocalypse, créée en 1947, estime le temps restant avant la fin du monde en mesurant les menaces nucléaires, écologiques et technologiques qui pèsent sur l’humanité. Depuis 2020, en raison des changements climatiques, l’horloge n’affiche plus que 100 secondes avant minuit. Présentée au Théâtre Aux Écuries, la pièce de Michelle Parent se présente comme une œuvre scénique performative qui explore les rapports entre des réalités suicidaires et des réalités liées à la crise environnementale, logeant ainsi l’individu et le social sous une même force politique. Bien que les représentations du spectacle aient été annulées en raison de la pandémie, la metteuse en scène Michelle Parent a décidé d’en offrir la captation à partir du 22 avril, Jour de la Terre.
Composé de tableaux discontinus et fragmentés dans lesquels, tour à tour, les interprètes s’adressent au public sur un ton engageant, 100 secondes avant minuit établit à la manière brechtienne un rapport de distanciation avec le public, invité à réfléchir et à se positionner en regard de l’action. Cette hétérogénéité au cœur de l’œuvre s’observe également dans sa distribution, formée d’acteurs et de non-acteurs (dont deux intervenantes en prévention du suicide). Tendance importante au théâtre aujourd’hui, l’inclusion d’interprètes non-professionnels trouve néanmoins dans cette pièce un sens particulier en cela qu’elle suggère la nécessité d’une collaboration transdisciplinaire — mais aussi transpartisane et transplanétaire — dans la prise en charge de la crise climatique.
Symboliser la crise
Deuxième volet d’un cycle sur l’effondrement du vivant, 100 secondes avant minuit se fonde sur différents procédés symboliques pour rendre compte de la situation écologique actuelle. Le décor, marqué par la rondeur d’un grand tapis et celle de chaises disposées en cercle, adopte la forme d’une planète; en son centre trône également un cube de glace dans lequel on reconnaît les icebergs de l’Antarctique. D’abord dépouillée, la scène est de plus en plus encombrée de divers objets — un ours en peluche, un jerrican d’essence, un bonhomme de plastique, des boîtes de carton, etc. —, qui la transforment en une métaphore de la Terre civilisée, envahie puis anéantie sous le poids des interventions humaines. Est aussi mise en place une méthode d’éclairage unique : en pédalant sur des vélos, ce sont les interprètes qui génèrent eux-mêmes l’énergie nécessaire afin d’éclairer une partie de la représentation. Ce dispositif recèle bien sûr une efficacité performative : prenant le contre-pied du discours qui clame le manque de tangibilité des conséquences du réchauffement climatique, on fait ici du public un témoin direct de l’impact de l’être humain sur la consommation et la production des ressources énergétiques.
Dans une même logique, la pièce apparaît aussi comme une course contre la montre. Chaque scène est en effet rythmée par une minuterie de 100 secondes au terme desquelles, brusquement, les interprètes se taisent et cessent de pédaler, de sorte que la salle est alors plongée dans l’obscurité. Cette cadence structurale crée un effet d’itération, voire d’exaspération qui place le public devant l’imminence de la catastrophe. Puisque les gestes individuels ne suffisent plus aujourd’hui à contrer le cours des dommages écologiques, l’œuvre cherche à aviver le sentiment d’impuissance qui nous assaille, nous qui « pédalons dans le vide » au sein d’un système reposant sur la surconsommation destructive. Les interprètes abordent d’ailleurs les « suicides politiques » de l’activiste David Buckel et de la poétesse Huguette Gaulin, qui se sont tous deux immolés publiquement en signe de protestation contre la pollution. Qu’advient-il lorsque la responsabilité individuelle surpasse celle de la conscience collective ? La détresse psychologique absorbe le désir d’action, rendant caduque toute forme d’espoir. Les discours sur l’impuissance qui traversent le spectacle permettent alors de mettre en relation écoanxiété et angoisse suicidaire.
Une poétique du recyclage
On le sait, le recyclage incarne un enjeu important pour la gestion de l’environnement. Or, par un effet de contamination artistique, cet enjeu politique et économique se transpose en enjeu formel dans 100 secondes avant minuit. C’est d’abord le geste de la récupération qui lance le coup d’envoi aux prises de parole des interprètes : « Récupérer les combats », « Récupérer les jokes », « Récupérer le béton », « Récupérer les animaux » constituent autant de sujets de réflexion sur lesquels ils et elles s’expriment. De même, suivant l’objectif de sa compagnie qui consiste à « pirater l’art et le réel », Michelle Parent tend à intégrer toutes sortes de références populaires, souvent humoristiques, qui se resémantisent dans le contexte de son œuvre. Ainsi le refrain de la chanson « Staying alive » des Bee Gees, répété en leitmotiv par l’un des performeurs, se fait ici entendre au sens littéral et tragique. Aussi banal soit-il, chaque élément introduit sera repris d’une façon ou d’une autre au fil de la pièce, ce qui conduit à une toile dramatique finement ficelée, où rien ne semble gratuit ni gaspillé.
J’aurais préféré, il va sans dire, assister à 100 secondes avant minuit en personne, le théâtre tenant par nature sa puissance de la présence physique. Il reste que le médium vidéo, sans représenter un atout, ajoute une certaine dimension au spectacle, ne serait-ce qu’en imposant au regard des objets de focalisation précis. Je retiens notamment l’image terminale de la pièce dans laquelle la caméra opère une rotation sur elle-même, nous laissant apercevoir une salle vide, habitée de cônes en carton, prêts à s’enflammer à leur tour. S’ouvre dès lors une réflexion sur l’avenir même des arts de la scène à l’ère de l’anthropocène. Ainsi, malgré son format inhabituel, 100 secondes avant minuit remplit très bien son mandat : proclamer l’urgence — l’urgence d’agir et de se révolter, mais aussi l’urgence de tisser des ponts entre les individus pour faire front commun dans la lutte contre l’effondrement du vivant.
crédits photos : Najim Chaoui