Audrey est revenue, Guillaume Lonergan (réalisation), Florence Longpré (scénarisation et interprétation) et Guillaume Lambert (scénarisation), Productions Pixcom et Club Illico, 2021, 10 épisodes.
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Comment vous appelez-vous ?
Pas moi.
Quel est votre prénom ?
Il ne m’appartient pas.
Et votre nom de famille ?
— Olivia Rosenthal, On n’est pas là pour disparaître
« Une espèce d’âge d’or »
« Il y a une crise en ce moment dans la diffusion et la distribution du cinéma et en même temps on assiste à une espèce d’âge d’or de la télévision à tous les points de vue, que ce soit série documentaire ou série de fiction. En ce moment, la situation est renversée : c’est difficile de faire du cinéma, mais c’est extraordinairement enivrant de faire de la télé », confiait Guillaume Lonergan en 2015 lors d’une séance du ciné-club de l’Observatoire du cinéma au Québec. En 2022, ce renversement des forces entre petit et grand écrans est bel et bien effectué : par la possibilité qu’elle offre d’adopter une structure plus éclatée, la série télévisuelle est même souvent plus riche que le film cinématographique, dont elle garde les qualités en plus d’en complexifier la forme et l’horizon d’attente. Alors que l’aspiration première du cinéma était de reproduire objectivement le réel grâce à la révélation de la lumière sur la pellicule, la série contemporaine atteint une forme plus grande de réalisme en mimant une certaine hétérogénéité du mouvement de la vie.
Avec cette première saison d’Audrey est revenue, le « temps retrouvé » du cinéma se mêle à une durée créatrice, compacte, construite sur des va-et-vient, où le réalisateur et les scénaristes (Guillaume Lambert et Florence Longpré, qui interprète également Audrey) acceptent de faire confiance aux spectateurs. Ces derniers devront ainsi entrer progressivement dans un univers dont ils ne possèdent pas d’emblée toutes les clés.
« Beaucoup de choses à regarder »
Que raconte la série ? À première vue, il s’agirait simplement de l’ordinaire d’un petit groupe de personnes habitant de nos jours à Sorel-Tracy. On y rencontre Mireille (Josée Deschênes) et André (Denis Bouchard), un couple divorcé, puis Marcel (Martin-David Peters), le nouveau compagnon de Mireille, ainsi que les enfants nés de ces deux unions, Sarah (Zeneb Blanchet), Clément (Dominic Saint-Laurent) et Audrey, de même que Cynthia (Joanie Guérin), la meilleure amie d’Audrey. Autant de vies « minuscules » dans une ville qui semble elle-même en marge de l’Histoire, mélancolique devant l’écume des jours du Saint-Laurent.
Audrey est revenue aurait pu s’intituler La survenante en référence à ce classique enraciné dans le même coin de pays. Après un coma de seize ans, Audrey se réveille, inexplicablement. Comme le « Grand-dieu-des-routes » de Guèvremont, l’arrivée impromptue d’Audrey bousculera l’ordinaire de toute une famille – la sienne, en l’occurrence –, lui offrant par ailleurs un grand privilège : voir le monde autrement. « C’est rare, à Sorel, les deuxièmes chances », dira justement un personnage de la série.
Non sans humour, Audrey ouvrira les yeux lors d’une scène d’intimité entre un infirmier et une préposée, couple adultère de surcroît, qui utilisent la chambre privée de la comateuse comme lieu de rencontre. Éclairés par le clair de lune, les deux amants se sentent soudain épiés, tirent les rideaux, entendent des bruits, jusqu’au moment où ils font le constat, irrévocable : Audrey est consciente. Derrière cet œil vitreux et ce visage insondable, toute une vie est en train d’émerger des profondeurs pour revenir à la surface.
Hymne à la vie, malgré les difficultés et les drames, Audrey est revenue raconte ainsi la quête de réappropriation de soi par la protagoniste, qui doit littéralement tout réapprendre à l’issue de ses longues années passées dans les limbes de la conscience. D’abord incapable de parler ou de bouger, Audrey ne sera qu’un œil. Dépourvue d’autonomie et de volonté, elle ne peut qu’observer ces personnes qui disent l’aimer, qui veulent son bien, mais dont elle n’a encore aucun souvenir. Même après la réapparition progressive des moments de vie oubliés – qui nous ferons découvrir une nouvelle Audrey (Ellicyane Paradis) et une nouvelle Cynthia (Charlie Lemay-Thivierge) –, ce principe d’observation et d’identification va demeurer central dans la série : nous voyons ce petit monde avec les yeux d’Audrey, nous nous posons les mêmes questions, nous vivons avec elle les mêmes surprises et nous apprenons en même temps qu’elle les différentes bribes d’information qui nous permettent de comprendre ce qui s’est réellement passé le soir de l’accident qui allait la plonger dans la nuit. « Ça fait beaucoup de choses à regarder », dit la mère d’Audrey lors du trajet de voiture ramenant sa fille à la maison. Mais le vrai chemin, incalculable en kilomètres, sera celui de l’identité.
« Qui es-tu ? »
Audrey est revenue repose ainsi sur une narration rhapsodique où une vie, que d’aucuns croyaient perdue, se reconstruit par fragments. Rythmée de réminiscences et d’épiphanies, la lente réhabilitation d’Audrey fait ressortir l’« épaisseur » des situations, des paroles et des actions les plus ordinaires, auxquelles il faut, un morceau après l’autre, redonner sens en les replaçant dans le flux d’une existence singulière. De cette découverte progressive du monde, avec ses failles et sa beauté, émerge un lot de questions cruciales et d’enjeux viscéraux.
« Qui es-tu ? » demande l’homme-oiseau qui hante Audrey dans le paysage ésotérique de son coma. Mais cette question, on le devine assez rapidement, ne concerne pas seulement la jeune fille qui disparaît après sa soirée de graduation pour réapparaître métamorphosée au début de la trentaine. Le spectateur a tout autant envie de connaître le récit des autres personnages, dont les vies, quoique moins romanesques, sont ponctuées de drames, de crises, d’appréhensions et de joies. La vraie question d’Audrey est revenue, soulignant la nature polyphonique de l’art télévisuel, est donc plutôt : « qui êtes-vous ? »
« Je suis là, maintenant »
« Les gens se réveillent, ils prennent conscience de qui ils sont, de ce qu’ils n’ont pas fait, de ce qu’ils voudraient être, des rêves qu’ils n’ont pas accomplis, tout ça sous le regard d’Audrey », explique Guillaume Lambert, qui, au côté de Guillaume Lonergan, avait déjà utilisé le motif du retour à la vie après un coma dans la websérie L’âge adulte. Ce que le scénariste décrit ici, c’est le renversement qui s’opère entre le début et la fin de la série : d’épisode en épisode Audrey passera de celle que l’on soigne à celle qui prend soin.
La quête personnelle d’Audrey l’amènera à retrouver la personne responsable de l’accident l’ayant privée de ce qui aurait dû être « les plus belles années de sa vie ». Or, ce geste sans vengeance est uniquement animé par une soif de connaissance. Audrey découvrira par ailleurs la tristesse de cette antagoniste qui, à bien des égards, est elle aussi victime de cet accident. De même, Audrey arrivera à sortir son amie Cynthia de la spirale autodestructrice dans laquelle elle s’enfonce depuis le secondaire. La série réussit l’exploit de traiter de ces parcours de rédemption sans moralisme et sans édification. Malgré la dimension tragique des sujets abordés, les créateurs de la série ont su conserver un regard décalé, comique, qui s’aventure même du côté de l’absurde.
« Je suis là, maintenant » répond Audrey, lors du dernier épisode de la saison, à un personnage qui croit faire face à un fantôme. Marcottage temporel complexe fait d’ellipses, Audrey est revenue n’est au fond peut-être pas une série sur les strates du passé et les blessures anciennes, mais plutôt, et paradoxalement, sur le présent, celui de l’adolescence ou de l’âge adulte. Le temps retrouvé a moins à voir avec la valse des souvenirs qu’avec la densité du réel, cet ordinaire qui nous entoure et nous traverse, dont l’œil domestique de la télévision peut nous apprendre à voir la poésie. Un monde plus réel, et pourtant plus fantastique, dont il faut apprendre à savourer tous les instants.