Dans l’hyperréalité du numérique
Metamorphosis. 5e biennale internationale d’art numérique. Direction artistique :Alain Thibault; curatrice invitée : DooEun Choi. Exposants : Refik Anadol, Michel De Broin, Cadie Desbiens-Desmeules, Justine Emard, Exonemo, Daniel Iregui, Herman Kolgen, Ryoichi Kurokawa, Ahreum Lee, Lu Yang, Louis-Philippe Rondeau, Oli Sorenson, David Spriggs, Samuel St-Aubin, Bill Vorn. Présenté à l’Arsenal par Elektra jusqu’au 13 février 2022.
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Décors de film noir reconvertis en lieux d’art inspirants, les carcasses architecturées des bâtiments hérités de l’ère industrielle offrent une place de choix aux fantasmagories numériques. Projetées sur des écrans géants, ici à l’Arsenal de Griffintown, les œuvres jettent leurs spectres, leurs fantômes et leurs robots en ombres fantastiques, démultipliées, sectionnées, désincarnées. La surprise, c’est que ces animations, osées dès les années 1960, ont beaucoup changé. Metamorphosis est donc un terme qui convient non seulement à la définition du sujet, mais aussi des supports. Ces réalisations fascinantes en absorbent désormais plusieurs.
À l’Arsenal, le numérique trouve un fabuleux espace d’installation, de résonance et d’exploration. Circuler entre les quinze œuvres permet de lire l’avenir, tout en repensant l’humain à l’échelle des mystères de l’univers. Cet ensemble immersif varié, où les propositions entrent en correspondance sans laisser le visiteur impassible, présente un échantillon de ce que peut l’intelligence artificielle lorsqu’elle se met au service de l’imagination.
Aucun casque n’est requis. Le son ajoute aux forces du mouvement. L’effet est saisissant : les vidéos et les robots outrepassent la postmodernité émancipée du cinéma, des performances et des arts plastiques. Dissoudre la forme humaine et ses connaissances, tel est le but, et le virus qui l’attaque est technologique. L’anthropocène, triomphant et angoissant, nous invite et nous rejoint.
Mutations
Que la technologie ait une fin ludique, documentaire, psychologique, médicale ou poétique, les œuvres mettent ses outils sophistiqués au cœur de la vie. Comment sont faites ces œuvres? Pour une bonne part, nous l’ignorons. Les disciplines de l’art, de l’informatique et de l’ingénierie s’y fondent. Le sigle d’une compagnie se greffe souvent au cartel pour parachever la signature.
Ce que Peter Sloterdijk a nommé, dans Le Palais de cristal, une « déréalisation de la présence », du local, l’appropriation de l’espace à l’aide des « télémachines », correspond à une civilisation avancée. On assiste, dit-il, à une poussée d’inventions invraisemblables : « la nature active pousse ses propres tendances au luxe vers des paliers de plus en plus élevés ». Les créateurs, toutefois, sont là pour empêcher leur nocivité.
Réalité augmentée, vie simulée, robots sensibles, images fantastiques de l’invisible, émergence de la matière, déformation de nos identités et de nos squelettes, la surexposition du corps au virtuel se pense en algorithmes. Perspective effarante, ces doubles rivalisent avec le naturel.
L’espace sonore, unificateur, incite à la promenade ; l’ordonnancement judicieux des œuvres nous invite à relier l’origine et la fin de l’univers. Unfold de Ryoichi Kurokawa, explosion de matière céleste, fait signe à la rencontre humanoïde que montre Soul Shift, de Justine Emard. D’un côté, lorsque vous traversez un anneau magique, Liminal de Philippe Rondeau réinvente l’écriture et, de l’autre, les robots médicaux de Bill Vorn, sensibles à l’environnement, vous tendent leurs bras métalliques.
Soul Shift, animation d’émotions entre deux robots, Alter Ego de Cadie Desbiens-Desmeules, technologie agrandissant la personnalité, et Antibodies de Iregui, puzzle interactif de notre visage, perdu dans une multitude de timbres : toutes ces œuvres disent l’impact de la technologie sur notre représentation de nous-mêmes. Les relations fictives, inédites et inouïes, provoquent de troublantes synesthésies. Notre conscience en est transformée, car chaque vision est affectée d’un indice d’instabilité perceptuelle.
Points de vue
Ce défi à l’intelligence provient notamment, pour le visiteur, de télescopage des échelles. Unfold offre un montage magistral de photographies prises par la NASA, qui refondent le sens de l’origine, de la naissance, de la transformation, du temps – le passage du rien à notre innommable matière-univers. Dans Space Dreams et Urban Dreams, Refik Anadol a concentré des millions d’images de grandes villes captées de l’espace. Fascinant.
Nos yeux voudraient voir ce qui s’écrit avec nos corps dans Liminal, lorsque nous passons devant une caméra minuscule, posée comme une araignée sur un cercle métallique. Nous voici transformés en test de Rorschach. Au cœur de l’hypermodernité, on touche ainsi à l’art des cavernes, avec ses pictogrammes, ses déformations et ses intentions mystérieuses.
Qu’il s’agisse du rayonnement originel ou du cerveau de demain, l’imagination dirige ces œuvres innovantes. LifeFORM, du montréalais Herman Kolgen, est un long vidéo, superbe lui aussi, qui traite de l’interdépendance entre ce qui vient à la fois du dehors et du dedans humain. Fantastique et fantasmée, la réalité s’épand en vous donnant le vertige.
Construire et inventer
Ces propositions médicales, scientifiques et techniques ne sont pas de simples jeux. Gigantesque, Doku de Lu Yang, animation 3D utilisant des capteurs de mouvement, représente un humanoïde dansant dans une métropole futuriste de l’Asie. La beauté glaciale de cette œuvre rend dérisoire le modèle IKEA que l’on a coincé à l’entrée de l’exposition pour signifier que chacun bricole aujourd’hui son univers.
D’allure cubiste, la pièce en 2D de Oli Sorenson schématise pourtant la complexité de nos hyper communications. Avec ses plastiques aux effets 3D, Gravity de David Spriggs réalise un hologramme que la technologie de l’Intensive Care Unit de Bill Vorn fait paraître bien obsolète, avec ses corps alités et aliénés par la robotique en action : j’en suis sortie frissonnante, piégée par ces avancées médicales où les machines suppléent le vivant.
Tout ici fait voir l’avenir. Les outils, là depuis longtemps, sont prêts à supplanter l’humanité pensante. Aux Happy Few qui en maîtrisent déjà les secrets répond un public avide de divertissement futuriste, mais angoissé par la dépossession conséquente. Le pouvoir de ces écrans contrôle déjà nos champs d’exploration visuelle. Ce sont pourtant des rêves, ces programmes fulgurants composés de millions d’images arraisonnant l’espace/temps. Nous y sommes bien inclus quelque part, invisibles humains, désormais incapables de reconnaître notre environnement.
crédits photos : Christian Pomerleau