Lézarder les murs
Babel 7/16. Chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet. Scénographie : Antony Gormley ; Avec 22 danseurs et danseuses de la compagnie Eastman. Création filmique au festival d’Avignon en 2016 sous le titre Babel (words) (1 heure, 51 minutes), avec Revoir Babel, documentaire (20 minutes). Présenté par Danse Danse et le Centre National des Arts, en webdiffusion, disponible jusqu’au 19 décembre 2021, 23h59.
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« Babel, c’est un savant mélange de nationalités, de corps, de personnalités telle une arche de Noé pour tenter de sauver ce qui nous échappe. Le spectacle nous offre un véritable choc des cultures, des langues, des pensées avec une belle dose d’espoir et de respect. » Ainsi se définit ce troisième volet d’une œuvre commencée par Foi et Myth. Présentée sur scène en octobre 2000 à Montréal et à Québec
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Voir Frédérique Doyon, Le Devoir, « Babel, année 2000 », 24 septembre 2011, p. E4
, c’est la version filmique, augmentée de témoignages, qui nous parvient sous le titre Babel 7/16.
« Une ode à la coexistence » : avec ces mots, Sidi Larbi présente Babel 7/16, créé avec son ami, complice sonore et visuel et co-auteur, Damien Jalet. Les deux artistes se connaissent depuis une vingtaine d’années : l’un étant enfant de Flandre anversoise, l’autre natif francophone de Bruxelles, tous deux sont sortis de la matrice exceptionnelle du centre de création Vooruit à Gand, en Belgique flamande.
Pourquoi ces précisions ? D’abord parce que le rayonnement d’Alain Platel et de sa compagnie C de la B, sis au Vooruit, a essaimé sa manne artistique chez nous. Ensuite, parce que la Belgique a connu une déchirure linguistique et des affrontements culturels intenses qui résonnent avec l’histoire québécoise. Et enfin, parce que des relations approfondies et durables entre le Québec et la Flandre ont donné lieu à des amitiés solides ainsi qu’à d’importants échanges d’artistes, notamment grâce au dramaturge de la danse Guy Cools
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Entre autres activités, Guy Cools présente son dernier essai sur la danse, Performings Mourning. Laments in Contemporary Art, Amsterdam, Valiz, 2021, 208 pages.
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En 2003, le public montréalais a ainsi découvert Foi, la première pièce de la trilogie de Cherkaoui
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Voir Massoutre, Guylaine, « Frères humains, existez-vous encore ? » Le Devoir, 3 mai 2003, p.E1.
. La suite de Foi, Myth (2007), créé d’après Jérôme Bosch, le peintre médiéval flamand, a ensuite été présentée à Ottawa et à Montréal
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Voir Lili Marin, « Bataille d’ombres », Le Devoir, 4 octobre 2008, p.E1
. Entre temps, Cherkaoui nous éblouissait avec Sutra et les moines de Shaolin, présents deux fois à Montréal (2009 et 2018) ; il participait aussi aux chorégraphies de Kurios – Cabinet des curiosités du Cirque du Soleil (2014).
Une destruction annoncée
Dans la Genèse (la référence biblique explique le titre 7/16), il est dit que les hommes sont si ambitieux qu’il vaut mieux qu’ils ne se comprennent pas – d’où la cacophonie et les cris, le désir de se faire entendre plutôt que comprendre. Cherkaoui en tire un hymne au paradoxe, à la différence et à la force des individualités et identités collectives. Prémonitoire, la pièce résonne avec ce qui nous habite en temps de pandémie : la perte et la volonté de protéger nos diversités.
Francis Ducharme ouvre la performance filmée par un retentissant sacre et une litanie de mots et de noms débités très vite : autant de réalités québécoises incompréhensibles en dehors du pays
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Pour un portrait de l’acteur et danseur Francis Ducharme, voir « Pleins feux : Interprète sans limites », Revue Jeu, avril 2020, https://revuejeu.org/texteexclusif/
. Pourtant, la communion scénique par le langage est intense. La pièce a évolué, à cause des personnalités en présence et de leur disponibilité, tout en restant forte, auréolée du prestigieux Prix Benois de la danse à Moscou et de deux Lawrence Olivier Awards décernés à Londres.
Parlant tous une langue différente, les interprètes de Babel évoluent dans cinq structures tubulaires mobiles, des cages de volume identique et de formes variées, qui représentent les cinq continents, ainsi que la fameuse tour biblique. Une iconographie accompagne la danse (Pieter Bruegel l’ancien, Jacob Grimmer, Gustave Doré, le film Metropolis, entre autres). La musique témoigne d’une même variété culturelle (tambours japonais, chants indiens, etc).
Des textes appuient la démarche (Nicole Krauss, Karthika Naïr, Vilayanur Ramachandran, Lou Cope, également dramaturge). Celle-ci est globale, engagée face aux migrations mondiales, géographiquement et historiquement vaste, fidèle en cela aux sources accueillantes de cette danse flamande.
Dans son entretien avec Cherkaoui (In-Between Dance Cultures, 2015), Guy Cools soulignait le magnétisme du chorégraphe, sa capacité à absorber tel un caméléon les couleurs, les rythmes, les traditions gestuelles multiethniques dans un espace donné et à faire du langage un territoire et un enjeu d’appropriation, de lutte, de conflit et de partage.
Babel 7/16 réunit monologues sur les enjeux postcoloniaux et cacophonie verbale (absence délibérée de traduction), fait coexister des inspirations aussi éloignées que la capoeira et la danse contemporaine occidentale, le luth irlandais et le chant polyphonique médiéval chrétien. Tout cela dessine notre monde, sans simplifier ses heurts et ses cassures, ni lui faire perdre son harmonie et sa richesse.
Faire reculer les frontières
Babel 7/16 est non seulement une utopie, mais un espace de réflexion sur des questions politiques. Accueil des migrants, de leurs mœurs et de leurs croyances, creuset de notre monde avec ses résistances, ses privilèges et ses protections fragiles, discussions ouvertes par les artistes interviewés, images du Liban : le film, par cette accumulation, met en valeur l’image et la pensée. Les portraits et les visages saisis par la caméra résonnent avec des enjeux qui défont nos habitudes et nos réflexes. Les gestes et les mots enracinent chacun des interprètes, dirigés par Jalet et Cherkaoui sans perdre leur individualité. Un monde choral en émerge : rien n’est facile, ni simple, mais d’une beauté évidente et profondément métissée.
L’apport de Damien Jalet sur la question de nos comportements et de nos raisonnements tribaux (revoir Ducharme en Cro-Magnon est une vraie joie) concerne l’ambivalence de nos identifications par la différence. Cette dernière nous attire autant que nous la rejetons ; elle fait notre singularité imprescriptible, aussi indispensable à nos désirs. Les problématiques féministes illustrent aussi ces contradictions, et la pièce, avec son autodérision, ne les élude pas.
Dès sa première version en 2010, la beauté bouleversante de ce condensé culturel affirmait déjà que, sans la différence, la vie s’arrête. Revoir Babel, c’est ainsi constater que la vie en acte passe par ce foisonnement proliférant du multiple. De l’insoutenable richesse du monde pointe l’idée que toutes les clôtures et les refoulements seront vains à la contenir.