Écho, Édouard Lock, un film et une chorégraphie. Chorégraphie, réalisation et montage du film, chorégraphie et éclairages pour la danse sur scène Édouard Lock, Interprétation Rachele Buriassi, composition musicale James O’Callaghan, photographie du film Étienne Boilard, costumes Mélanie Ferrero. Présenté par les Grands Ballets Canadiens de Montréal, Salle Wilfrid-Pelletier, du 14 au 23 octobre 2021.
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Deux arts, deux médiums incomparables : un film, une danse. Un scénario, une chorégraphie. Des images, un corps vivant. Édouard Lock propose une expérience : voir ce que fait l’un, puis l’autre. Ce que peut le cinéma : créer un personnage et raconter son histoire. Ce que fait la danse : baigner notre humanité de grâce et de beauté. Pouvoirs de la fiction, pouvoirs de la présence. Telle est l’expérience en miroir que nous livre cet artiste d’une grande maturité avec le diptyque Écho, présenté à la Place des Arts dans un programme triple. Sa création, complexe, transcende la vitalité des divertissements dansés ce soir-là par les interprètes des Grands Ballets Canadiens de Montréal.
Connais-toi toi-même
Reflet, mise en abyme, dédoublement : tout écho serait-il celui de l’antique maxime « connais-toi toi-même », résonant dans l’absence et le vide d’un espace habité ? Et si le rêve de la danse, ce « château d‘air » comme dit Freud, portait en lui une part de puissance involontaire, un langage de l’air tel qu’il inspire à l’artiste créateur de figurer l’atmosphérique et le fluide sous la forme d’un corps de femme fantasmée ?
Cette figure renait dans chaque œuvre de Lock : dans son film, la silencieuse Écho est une écoute, une réassurance. Soliste, parce que toute danseuse de Lock l’est toujours, cette gardienne du rêve ouvre l’espace des images. Elle permet que s’y évide le monde habituel des choses, s’y poétisent les formes, s’y intensifie le sens, s’y répètent les mots d’un « mi-dire » (Lacan) inaudible et inarticulé. Elle fait face à son créateur, qui se tient tour à tour devant et derrière l’image.
Dans cet Écho, Lock dispose les images énigmatiques de la caméra en un montage savant, à l’effet puissant. Le reflet renversé et les distorsions du visage, saisi en gros plan, proposent une vision angoissante et fantastique d’un infra-monde sombre, une perspective hypnotique et stupéfiante sur les « ombres errantes » (Pascal Quignard), formes de nos terreurs. Les images du scénario de Lock entraînent sa chorégraphie vers le drame théâtral.
Du film à la composition sonore
Un formidable espace sonore recueille cette intrusion pure dans l’être. Une matière musicale, accompagnant la danse, fait émerger les couches profondes de la psyché. Ils sont alors trois, à n’en pas douter, car il existe une correspondance étroite entre le dispositif complexe de Lock (chorégraphe, réalisateur, monteur, concepteur de lumière), l’art de la danseuse Rachele Buriassi et l’univers bruité, abstrait, inidentifiable, tantôt mélodique tantôt brut, de James O’Callaghan.
Les volumes sans figure de la composition sonore, pur phrasé d’une tonalité sérielle, indépendants de la chorégraphie et du film, avivent les noirs des images et de la danse en scène. Ils intensifient le vent de drame qui porte le film, jusqu’à ce qu’on assiste, médusés par la merveilleuse danseuse, au renversement des effets scénaristiques. Une atmosphère d’intimité délicate domine alors la danse.
Toutes les chorégraphies de Lock ont bénéficié à ce jour d’une attention vigilante à la création musicale. Non seulement Lock travaille la dimension cinématographique des reflets de sa danseuse en miroir, mais il y ajoute cette architecture sonore où la dimension psychique de toute création devient apparente.
Du film à la danse
L’effet théâtral de ce diptyque film/danse tient à la prestation de Rachele Buriassi, unique occasion de la voir danser in situ ce qui a généré le film. L’écho se trouve donc placé au cœur de l’expérience du public.
Sur la grande scène de la Place des Arts où le film a été tourné, la première danseuse des Grands Ballets Canadiens dévoile l’excellence de sa performance. Ces bras de sirène, ces ondulations féminines sont magnifiés par la magie des éclairages de Lock. Pour ajouter au turbulent reflet, il caresse Écho de rayons chauds et colorés, entrelaçant cette Narcisse qui se découvre dans la noyade du souvenir. Jeux de doubles, exorcisme de la perte.
Il s’ensuit une formidable bataille entre les images et la danse, un jeu de séduction où, maquillée, provocante et théâtrale, l’artiste en scène confronte l’œil insistant de la caméra. Les noirs de scène, comme le montage du film, permettent à Écho de s’enfuir, tandis que, sous les lampes, elle revient confronter l’énigme de soi. Si durant quelques instants elle s’emballe et semble triompher de son créateur, c’est pour s’effondrer finalement sur un théâtre vide. Écho d’elle-même et de toute danse, écho de cette salle vide durant la pandémie, fragile reflet de vie et de puissance.
Esthétique de la métamorphose
Dans sa géométrie autre que celle du ballet, le cinéma de Lock, plus narratif que par le passé, perturbe les lois de la gravité sans rien faire tomber. Chaque plan est composé, chaque teinte, chaque tonalité ; ceci est sa signature.
Grossies comme une photo de Man Ray, saisies à la loupe dans une ambiance de film fantastique, les images admirables de la tête dédoublée de Buriassi offrent une parfaite symétrie à la Modigliani. Du côté du scénario, cette Écho insaisissable et ses doubles ont l’onirisme des hallucinations de Muholland Drive (David Lynch, 2001). Quant à l’imaginaire de Lock, avec sa danse sans pesanteur, il est passé de l’autre côté du miroir, entre le vivant et le mort, devant l’angoisse de la femme, face à la monstruosité du fœtus dans un bocal ou à celle d’une créature marine des bas-fonds.
Coda
Cette Écho d’aujourd’hui est bien différente de sa lointaine légende. À la nymphe punie et rendue bègue par la jalousie d’une déesse trompée ou, dans une autre version de sa légende, à son amour impuissant pour Narcisse, trop occupé de lui-même, elle tire sa révérence. Dans ces espaces spéculaires, où les noirs sont vivants, elle rend grotesque, farcesque, la fable qui la déforme. En fragmentant son écriture, en renversant le haut et le bas, la chair et l’ombre, le personnage et la danseuse, le film et la chorégraphie, l’image et la danse, Lock entraîne le regard du public vers les avatars et les points de fuite baroques de ses passions. Incapable de rejoindre Narcisse, comme le dit le mythe, ou quelque présence humaine, ou simplement elle-même, Écho est portée dans sa danse par une dimension nouvelle : déplacée dans la nature, la danse se déprend d’elle-même pour s’inscrire dans un mystère plus grand, inconnu.
Il y a un rythme Lock, plus ralenti que tournoyant. Un phrasé, une musicalité du corps et des images. Un jeu proprement scénique de la danse, une insouciance capricieuse qui ne se laisse pas déchiffrer. La fiction et l’illusion sont unes. La caméra est à la fois l’intruse et le génie du lieu. Le mouvement de Lock, qu’il soit dansé ou filmique, respecte une harmonie du temps. Il ajoute à l’allégorie l’épaisseur du vivant, sans que cette Écho sur pointes jamais ne s’enracine.
crédits photos : Édouard Lock