Dans le cadre de sa campagne annuelle de financement « Je soutiens l’art d’ici », le Musée d’art contemporain de Montréal vise à doubler son fonds d’acquisition pour ajouter des œuvres d’artistes locaux à ses collections permanentes. Deux expositions présentent les acquisitions récentes du MAC « La machine qui enseignait des airs aux oiseaux » jusqu’au 25 avril 2021 et « Des horizons d’attente » jusqu’au 19 septembre 2021. Nous avons choisi de rencontrer et de vous présenter quatre artistes d’ici dont les œuvres ont récemment été acquises par le MAC, à commencer par Myriam Dion.
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Marion Malique : Myriam, ta pratique varie entre des œuvres de grand format, comme l’installation exposée au Musée d’art contemporain en ce moment, et des œuvres de plus petit format destinées à être encadrées et présentées en galerie. Qu’est-ce que ces deux pans t’apportent? Est-ce que le processus créatif est le même pour les deux formats?
Myriam Dion : J’ai fait beaucoup d’installations au bac, j’aimais l’aspect monumental des œuvres et le côté très immersif. Lorsque j’ai intégré des articles de journaux au cœur des œuvres avec un propos plus politique, j’ai aussi ajouté des motifs de plus en plus petits et compliqués. Ce sont des œuvres très intenses et super détaillées qui sont ensuite encadrées et vendues par la galerie Blouin Division. Les sujets que je travaille à partir des journaux sont très dirigés, on reconnaît tout de suite de quoi il s’agit, c’est quand même évident. En revanche, les installations de grand format correspondent à un pan de ma pratique qui est plus subjectif. Elles laissent plus de place à l’interprétation du spectateur, qui est plus libre, davantage dans la contemplation ou dans l’immersion. Les installations ont aussi l’avantage d’habiller l’espace. Comme mon rythme de production est très lent, c’est difficile d’avoir un bon corpus d’œuvres pour monter une exposition. Ça me permet de faire des divisions dans l’espace et de l’habiller aussi avec les ombres projetées.
Contrairement à ce que l’on pense, ce n’est pas plus long de faire une installation de grand format. Les motifs sont plus gros, moins détaillés puisqu’on les perd dans la hauteur. J’aime quand les détails sont à la hauteur des yeux, c’est pourquoi j’en mets davantage dans les œuvres de plus petit format. En termes d’heures de travail, c’est relativement la même chose, mais ce qui va changer, c’est la destination de l’œuvre et sa visibilité. Les grandes installations sont souvent des formats plus muséaux, voire des commandes pour un lieu en particulier.
Train Robbery, Jesse James, September 12, 1881 (2018).
MM : Comment est née ta technique? Pourquoi avoir choisi d’utiliser du papier journal et comment ta pratique a-t-elle évolué au cours des huit dernières années?
MD : Je travaille avec les journaux depuis le bac. À l’époque, j’étais étudiante en arts et j’avais peu de moyens. Il y avait plusieurs kiosques à journaux à Berri-UQAM et je me suis dit que le papier journal serait un matériel accessible et peu coûteux. Il fallait que je trouve une façon de le transformer, de le magnifier pour en faire quelque chose d’incroyable. J’ai fait une première installation à la fin de mon bac, une grande voile de journaux découpés. À ce moment-là, j’étais davantage dans une démarche environnementale. Je m’intéressais au côté éphémère du journal, je ramassais des journaux par terre, j’en recyclais. L’aspect politique et mon intérêt pour le contenu des articles sont venus plus tard. C’est à la maîtrise que j’ai commencé à m’intéresser davantage aux images, pas seulement au papier. En parallèle, j’ai lu des textes sur l’art politique, sur les artistes engagés, j’ai compris que le journal était un médium de communication social. J’ai étudié le journal comme objet, mais aussi le journalisme, tout en explorant d’autres sortes de papiers. J’ai essayé de travailler avec des livres ou à partir de photographies que je prenais. Ce que je préfère du journal, c’est que ce n’est pas moi qui décide du contenu. Ça implique une sorte de perte de contrôle, une surprise quotidienne qui fait que je dois réorienter mes recherches pour me documenter sur les sujets que j’aborde dans mes œuvres. Cette « perte de contrôle » vient équilibrer une pratique très rigoureuse, dans laquelle il n’y a aucune place pour l’accident.
Elizabeth The Second, The Gazette, Tuesday, June 2, 1953 (2016).
MM : Si on s’intéresse à Façade de recueillement (2016-2017) présentée au MAC dans le cadre de l’exposition Des horizons d’attente, il s’agit d’une installation colossale et délicate à la fois, avec laquelle on peut « interagir », derrière laquelle on peut passer et dont l’ombre se reflète sur le mur blanc derrière. C’est paradoxal parce que ça paraît extrêmement fragile et on peut s’en approcher d’assez près pour la frôler.
MD : C’est exactement ça que je veux : qu’il y ait un rapport de proximité, que quelque chose s’installe entre le spectateur et cette œuvre monumentale par ses dimensions et par son sujet – quand même lourd. Je veux que les gens prennent leur temps, qu’ils circulent autour de l’œuvre, qu’ils la voient sous tous ses angles. C’est pour ça qu’il y a une porte aussi, je veux vraiment que les visiteurs la traversent. Il faut que ce soit une expérience contemplative, presque méditative, et que le spectateur ressente cette tranquillité. Un peu comme moi quand je travaille dans l’atelier. Le découpage n’est pas fait au laser, c’est important de savoir que c’est un travail manuel pour comprendre tout le temps que ça implique.
La première fois que j’ai exposé Façade de recueillement, c’était à L’Œil de poisson, à Québec. J’ai réalisé l’œuvre en fonction des dimensions de la salle et je l’ai collée au mur pour l’utiliser comme un pochoir. Dessus, j’avais mis du graphite avec un pinceau avant de la détacher du mur. Ça a permis d’avoir une copie de l’œuvre au fond de la salle, puis l’original suspendu au milieu, et enfin, les motifs projetés en ombrages. Le résultat était une pièce remplie de motifs, c’était extrêmement immersif.
Façade de recueillement (2017), Collection Musée d’art contemporain de Montréal. Crédit photo : Richard-Max Tremblay.
MM : Tandis que le monde de l’art se tourne vers l’art numérique, l’art digital et que les collectionneurs s’intéressent aux NFT, quelle place réserve-t-on aux méthodes de création et aux formes d’art plus traditionnelles selon toi?
MD : Je veux mettre de l’avant toutes les techniques traditionnelles, les savoir-faire, tout ce qui est relié aux arts mineurs. Je vois un changement, il y a de plus en plus d’artistes qui empruntent cette voie, je pense notamment à Trevor Baird avec la céramique ou encore Carla Hemlock avec la courtepointe. De plus en plus, les artistes intègrent des métiers traditionnels dans leur pratique et c’est ce qui permet de donner une dimension contemporaine à l’artisanat. Mais pour ça, il faut que les artistes se sentent à l’aise de travailler avec des techniques traditionnelles, qu’ils sentent un intérêt aussi du côté des collectionneurs et des institutions. Ça prend tout un travail pour faire en sorte que ces œuvres-là soient valorisées et que les artistes se sentent inclus.
MM : D’une certaine façon, pourrait-on dire que tes œuvres représentent des moments marquants de ton histoire en plus de résumés des épisodes de l’Histoire?
MD : Je choisis les journaux et les articles, donc ils sont forcément basés sur mes intérêts, ce qui me touche et ce que je trouve marquant. Je faisais mon site web il y a deux semaines et, en regardant les œuvres classées par année, j’ai réalisé que je peux vraiment associer chaque œuvre à une période de ma vie. Je me disais : « Tiens, ça, c’est pendant que j’écoutais beaucoup Radiohead » ou « Ça, c’est quand j’écoutais tel podcast, tel documentaire ». J’ai eu une période où j’écoutais vraiment beaucoup de livres audio de Stephen King. Je me dis que ce que je fais pendant que je travaille, ça doit forcément m’influencer.
Madrid, capitale martyre d’une Espagne en Deuil, Le Monde, Samedi 4 avril 2020.
MM : Il y a une véritable délicatesse, une précision, une minutie et une douceur dans tes œuvres, elles plaisent, elles apaisent. Pourtant, les sujets sont souvent politiques, polémiques, à l’image des combats de notre époque. Comment expliquer ce contraste ou cette complémentarité entre l’aspect et le sujet?
MD : C’est ma façon de travailler : une stratégie de travail par contrastes. Déjà, ma technique est « destructrice », puisque j’utilise un exacto. Je prends une lame et j’enlève du matériau. Je coupe dans le papier, je le fragilise. C’est quand même un geste de coupure, mais qui donne naissance à quelque chose de super beau, de délicat. Ensuite, il y a un contraste, comme tu l’as dit, entre le sujet et les qualités ornementales, décoratives. C’est simultanément une stratégie de séduction et de répulsion. Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi, tout à coup, je ne suis plus sûre de trouver ça si attrayant? Il y a évidemment un dernier contraste entre la quantité de temps et de labeur investi dans un médium aussi banal et pauvre de qualité que le papier journal. Je pense que c’est grâce à cette tension-là que ça marche et que ça déclenche des questionnements.
Mrs. Isabella Goodwin, The First Woman To Be Appointed To New York Detective Force, Wednesday August 23, 1911 (2021).
MM : Dans une entrevue que tu as faite pour le site Colossal, j’ai relevé la citation suivante : « For a long time, and even today, the print media has been a forum articulated by and for the male sex, where women have occupied a limited place, and interestingly enough, the newspaper articles I have accumulated document the perception of women in the mass media over the last century ». Quelle était/est/sera la place des femmes dans le monde de l’art selon toi?
MD : C’est sûr qu’en travaillant avec des médiums qui sont plus traditionnels et en essayant de revaloriser des savoir-faire et des arts mineurs, surtout pendant ma maîtrise, j’ai été incitée à faire des recherches sur la manière dont les femmes ont réussi à s’intégrer dans le milieu des arts, à militer, et sur l’art féministe. J’ai l’impression qu’on doit beaucoup à ces femmes artistes, qui ont aidé celles d’aujourd’hui à avoir une place plus importante. Mais je pense que ce n’est toujours pas égalitaire au niveau des galeries, des directrices de galeries, des galeristes, des femmes à la tête de collections. J’ai 30 ans, j’ai des amies artistes en ce moment qui ont des enfants et qui se demandent comment elles vont réussir. C’est rare de trouver une résidence d’artiste qui accepte les enfants en résidence. C’est dur de faire un choix entre être une maman ou être une artiste, comme si ce n’était pas possible d’être les deux. Je trouve qu’il n’y a pas beaucoup d’alternatives, d’aides ou de ressources pour les femmes artistes qui veulent aussi avoir une famille ou qui veulent accéder à des positions plus élevées. J’ai récemment fait des œuvres qui sont plus engagées sur le plan féministe. Ça se fait naturellement, parce que ce sont des sujets qui me parlent beaucoup avec des femmes vraiment inspirantes. J’ai notamment fait une œuvre sur la juge américaine Ruth Bader Ginsburg.
Emmeline Pankhurst, Leader of the Militant Women, May Be Barred From America – Taunton Daily Gazette, Monday Evening, September 15, 1913 (2020).
MM : Tu es en résidence à New York depuis quelque temps, sur quoi travailles-tu en ce moment?
MD : Mes plans ont un peu changé depuis que je suis arrivée ici. J’avais prévu de beaucoup travailler à cause de la pandémie et je pensais que j’allais passer tout mon temps dans l’atelier. Finalement, en arrivant à New York, j’ai réalisé que tout était ouvert. J’avais vraiment envie d’aller dans les galeries et les musées. Ça m’a fait du bien d’être en contact avec la ville et avec ses communautés. Les artistes là-bas sont tellement solidaires et généreux les uns envers les autres. Après un mois, j’ai fait une œuvre sur la première femme détective de New York avec un journal que j’ai trouvé. Comme ça ne m’intéressait pas de travailler sur les élections américaines ou sur le coronavirus, je me suis retournée vers des journaux historiques.
J’ai trouvé plusieurs journaux d’il y a 100 ans dans lesquels on mentionne une femme qui tue un rhinocéros en Afrique, la première femme à avoir remporté le prix Nobel de la paix, la visite de Marie Curie aux États-Unis, ou encore une femme médecin qui performe sept opérations en un jour en Italie. J’ai envie de faire un projet d’exposition avec ça. Je veux me demander « comment les femmes apparaissaient dans les médias à l’époque? », surtout qu’il s’agit de journaux écrits par des hommes, pour des hommes.
J’ai aussi trouvé un journal annonçant l’ouverture du MoMa. J’ai envie de faire une grande œuvre qui reprenne le langage visuel de femmes artistes qui ont influencé l’art moderne. Je pense surtout à des artistes de Bauhaus comme Annie Albers ou Gunta Stölzl, qui était dans le département de textile. Elles ont fait des dessins incroyables de motifs pour des tapis ou des tapisseries que j’aimerais reprendre pour cette œuvre-là.