Mon père et sa mélancolie, Xiaodan He, 9337-4106 QUÉBEC INC., 2019, 88 minutes.
Tokyo ride, Ila Bêka et Louise Lemoine, Bêka & Partners, 2020, 89 minutes.
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« Il vient à l’homme qui chevauche longtemps au travers des terrains sauvages, le désir d’une ville. »
Italo Calvino, Les villes invisibles
Les chemins de nos disparitions
Comment empêcher la destruction d’une culture et par quels moyens garantir sa survivance ? Ce sont des questions qui, sans y être posées directement, traversent le long-métrage documentaire Mon père et sa mélancolie, présenté dans le cadre du Festival international du film sur l’art. La réalisatrice, Xiaodan He, retrouve son père Chong Ren He dans son village natal du Yunnan, où celui-ci vit toujours à l’âge de 82 ans. Il est un descendant des Naxis, une minorité chinoise qui compte environ 300 000 personnes et qui est dépositaire de la culture dongba, une culture unique et millénaire, seule au monde à faire encore usage aujourd’hui d’un système de pictogrammes. Le père de la réalisatrice a dédié sa vie à l’étude et à la perpétuation de cette culture, contre des forces qui le dépassaient la plupart du temps. Les Naxis peinent à préserver leur mode de vie dans une Chine autoritaire et impérialiste à l’intérieur même de ses frontières. Leur culture et leurs lieux de vie sont de plus en plus réduits au statut d’attrait touristique et d’artéfact à placer dans les musées. Or, une culture ne saurait survivre en étant uniquement un objet de divertissement ou de connaissance érudite.
La réalisatrice sino-québécoise fait ainsi connaître, grâce à son film, la réalité de son peuple d’origine, mais aussi celle de son père, qui a su préserver sa culture et la vivre intensément – quoi que souvent seul – malgré les pressions extérieures. La démarche de Xiaodan He est très personnelle, puisque son projet l’amène à questionner son propre cheminement et à approfondir une réflexion sur son identité personnelle. Dans une scène touchante, la réalisatrice confie à son père être triste de ne pas avoir perpétué son effort de transmission, en apprenant par exemple la langue naxi. Si fut un temps où les modes de vie traditionnels ou marginaux étaient un objet de curiosité pour les observateurs extérieurs prétendant, probablement sans mauvaise intention mais de leur position dominante, éduquer ou divertir le reste du monde par leurs œuvres ou travaux, les sensibilités ont heureusement changé. De plus en plus d’artistes provenant de cultures minoritaires font entendre leur propre voix et représentent eux-mêmes leur réalité, contribuant ainsi à la vitalité de leur communauté. Mon père et sa mélancolie est justement un hommage honnête et sensible à ceux qui refusent de disparaître.
Scènes de la vie de Ryue Nishizawa
C’est dans un tout autre esprit que Tokyo ride, qui fait également partie de la programmation du FIFA cette année, s’intéresse lui aussi aux lieux que nous habitons et à leur transformation dans le temps. Ici, la perspective est moins intimiste, la forme, élégante et inventive, et le ton est dépourvu de la gravité caractéristique du film mélancolique de Xiodan He. Dans ce documentaire ludique aux allures de journal filmé, Ila Bêka et Louise Lemoine montent à bord de la vieille Alfa Romeo du réputé architecte japonais Ryue Nishizawa pour une déambulation dans la ville de Tokyo. Le trio visite les lieux chers à l’architecte, ce qui donne à ce dernier l’occasion de revenir sur certaines étapes de son parcours et de partager ses réflexions sur une variété de sujets comme l’identité japonaise, l’architecture, l’urbanisme et la condition insulaire, le tout avec une perspicacité et un humour toujours très charmant.
Le film dessine ainsi peu à peu un portrait de l’architecte, mais sans passer par les étapes obligatoires des biographies plus convenues (naissance, éducation, premiers succès, etc.) Les échanges entre Nishizawa et les réalisateurs construisent un commentaire anecdotique et philosophique accompagnant les images de ce roadtrip d’un jour sous le signe du hasard et de la poésie du réel. Bêka et Lemoine ont choisi un noir et blanc éclatant, traversé par moments d’intrigantes lueurs bleues, dont une possible interprétation est suggérée vers la fin du film. À l’image de la ville Tokyo qui connait de nombreuses métamorphoses organiques et imprévisibles, différente en cela de la majorité des villes occidentales où tout semble bien ordonné, le film suit un déroulement improvisé, ou du moins qui donne l’impression de l’être. Les réalisateurs, dont la présence semble effacée tout au long du film, mènent le tout avec grande habileté, capables d’entraîner Ryue Nishizawa dans les territoires les plus intéressants de sa pensée.
L’(a)mélancolie
Les deux films explorent le rapport d’une culture à son propre passé et, plus largement, à la temporalité. Dans la Chine de Chong Ren He, les cultures minoritaires sont menacées d’assimilation par les pressions constantes du régime. La reconfiguration des villes et des territoires obéit à une planification fonctionnaire et à un esprit entrepreneurial. Là où s’étendaient les villages ruraux de l’enfance de Chong Ren He, s’érigent maintenant de gros immeubles d’habitation inhabités, villes fantômes bâties pour remplir les poches de quelqu’un quelque part. Avec l’envahissement organisé de ces régions excentrées, c’est tout un mode de vie reposant sur un lien privilégié avec la nature qui est menacé de disparaître, sans considération pour les individus qui l’incarnent et perpétuent le lien entre passé et présent.
Dans le Japon de Nishizawa, les grandes métropoles se développent aussi en détruisant les traces du passé au passage. Mais cette évolution semble se faire moins par effort d’uniformisation qu’en raison d’une conscience différente du temps, selon laquelle la linéarité historique paraît comme estompée. Nishizawa décrit les Japonais comme des êtres épris de nouveauté, et recherchant cette nouveauté sans toujours penser à la placer dans le temps long de l’Histoire. Le Japon est un peuple jeune, du point de vue de sa conscience, qui semble dans une certaine mesure échapper à la mélancolie au cœur du film de Xiaodan He.
Chong Ren He, malgré la conscience mélancolique du temps qui passe en emportant tout sur son passage, a développé une sagesse d’une grande force consolatrice. Pour le vieil homme, l’important est de se réaliser pleinement, d’emprunter le parcours vers lequel on se sent appelé. Il formule ainsi dans le film une pensée du destin et de l’essence qu’il tente de communiquer à sa fille, se disant heureux que celle-ci aie suivi une autre voie que lui. Le cinéma n’a peut-être pas la capacité de sauver ceux à qui il donne une existence dans le monde des images, mais il permet peut-être quand même de disparaître un peu moins, et c’est le pari qu’il continue de faire.