Clouer au mur
Rencontre avec Valérie Gobeil, artiste peintre, dans le cadre de l’exposition Peintures à la Galerie C.O.A. jusqu’au 5 décembre 2020.
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Marion Malique : Peux-tu nous parler un peu de ton parcours artistique et de l’évolution de ta pratique? D’où vient ton intérêt pour la fibre et le textile?
Valérie Gobeil : Je suis la fille, la nièce et la petite-fille de couturières. Elles n’étaient pas designers, c’est plutôt l’aspect industriel de la fibre et du textile qui a baigné une partie de mon enfance. Au moment de poursuivre mes études, j’ai rapidement constaté que la fibre et le textile ne s’enseignent pas dans les programmes en arts visuels. On met davantage l’accent sur la peinture, la sculpture ou la photographie, en tout cas au niveau collégial. Je me suis très vite intéressée à la peinture, parce que la couleur m’attirait et que mon œil était déjà très aiguisé autant au niveau de la couleur que des motifs.
Dès que je suis arrivée à l’université, j’ai tout de suite remarqué un local où on enseignait le textile auparavant. La porte était fermée depuis les années 80, mais je me souviens à quel point ça m’avait bouleversée d’être face à cette porte sur laquelle était écrit le mot « Textiles » et de savoir que je n’y aurais jamais accès. Paradoxalement, c’est un peu comme si ça m’avait ouvert la porte vers d’autres possibles. Au grand désarroi de mes professeurs, je me suis mise à présenter assez rapidement des projets uniquement en textile dans la plupart de mes cours de peinture. J’ai failli couler ces cours-là. J’ai décidé que je finirais mon bac à l’École supérieure des beaux-arts de Marseille, en France. Les professeurs étaient moins stricts avec les étudiants en échange et j’en ai profité pour expérimenter autant que possible.
La peinture était encore très présente dans ma pratique. D’ailleurs, encore aujourd’hui, je dis que je suis peintre avant tout. Même si je n’utilise plus autant le médium de la peinture, les concepts picturaux m’intéressent autant que la philosophie de la peinture ou ses fondements.
Ma maîtrise m’a amenée à lire sur la symbolique du textile au Japon et en Asie, où il a une tout autre valeur. Ici, on n’a pas cet historique culturel vis-à-vis du textile. Pendant environ deux ans, j’ai travaillé une technique japonaise qui s’appelle le kimekomi. C’est une technique d’insertion de tissus avec une dimension très picturale. Ensuite, je me suis mise à chercher d’autres façons de faire, je suis passée par le tissage, mais toutes ces approches me semblaient beaucoup trop traditionnelles et rigides. Bien qu’il y ait de la broderie et du tissage contemporains, je n’arrivais pas à trouver une assez grande liberté avec ces méthodes. Ce sont des techniques que mes doigts connaissaient déjà.
Après ça, je me suis tournée vers les travaux d’aiguille. C’est merveilleux, mais c’est très long comme technique. J’ai cherché une méthode industrielle pour me permettre de continuer à produire des œuvres en grands formats. J’ai écrit à des usines en Chine qui utilisaient un pistolet industriel pour la technique à l’aiguille creuse ou touffetage. Après m’être informée sur le fonctionnement, le voltage et l’importation, j’ai fini par commander cet étrange outil industriel et là, j’ai enfin senti qu’il y avait du potentiel. Je pouvais jouer avec la hauteur, avec la couleur, avec la densité. J’ai travaillé avec plein de nouveaux matériaux et c’était extrêmement nourrissant. Je pouvais enfin me rapprocher d’une picturalité plus contemporaine. Quand j’ai réalisé mes premières pièces, je me suis dit : « Je pense que je l’ai trouvé ». Enfin, j’ai pu me créer un vocabulaire et un langage qui me sont propres au niveau des couleurs et des formes.
MM : Jusqu’au 5 décembre 2020, tu présentes « Peintures », une exposition solo, à la Galerie C.O.A. Tu dis que la peinture t’aide à comprendre la fibre et vice versa. Pour toi, les deux sont quasi indissociables. Au niveau de ton processus créatif, est-ce que tu peins en parallèle de ton travail avec la fibre ?
VG : Ce n’est pas simultané, mais disons que, dans une même journée, il y a une place pour la fibre et une pour la peinture. Le jour, je me consacre à la fibre, tandis que le soir, je sors mes pinceaux et je continue à travailler sur papier. Le papier est arrivé dans ma pratique pendant que j’étais en France et que j’assistais André Pierre Arnal. Je suis tombée en amour avec ce support et je ne veux plus rien savoir de la toile (rires). Mes peintures ne seront pas des croquis pour les prochaines œuvres, c’est plutôt une poursuite du même travail autrement. Je continue de chercher la forme, de comprendre la couleur, de me questionner sur ce qui fonctionne ensemble ou pas. Ensuite quand je retourne sur mon cadre de travail avec ma fibre et mes aiguilles, c’est encore une fois le même processus. C’est un peu comme si je continuais la peinture de la veille, en me demandant « Qu’est-ce qui s’est passé? » Il y a une partie de moi qui est habitée par une urgence de travailler, je n’ai pas le temps pour des croquis. J’en ai beaucoup trop à faire, trop à essayer, à dire ou à tenter de dire. J’aime beaucoup quand mon travail me bloque. Là, je suis bloquée, mais j’adore ça parce que ça veut dire que je suis face à quelque chose que je n’ai pas encore exploré, qui n’est pas terminé, et c’est ce qui me stimule énormément.
MM : Quand on visite ton exposition solo « Peintures » il y a des œuvres de très grands formats et des très petits formats. Qu’est-ce qui t’intéresse à la fois dans le très grand et dans le très petit ? Pour les œuvres de plus petits formats, comme la série des 36, les œuvres semblent parfois être réalisées dans les « creux » de plus grandes pièces, comme pour exploiter les « fonds » au maximum.
VG : Visuellement, on est souvent plus interpellés lorsqu’on voit de grandes œuvres. Ça nous envahit, il y a quelque chose d’impressionnant, mais je pense qu’il peut se passer la même chose face à des formats très petits. Quand j’ai fait la série « Cultures », j’ai utilisé le même outil que pour les grands tableaux, mais avec une aiguille microscopique. Je trouvais ça intéressant parce que c’est exactement le même procédé, seul le résultat change. Je joue avec la transparence, avec un fil différent, mais ça ouvre d’autres avenues que seul ce format peut permettre d’emprunter.
J’ai besoin de maximiser l’espace que je prends sur mes toiles. J’ai un souci de ne pas gaspiller dont je suis incapable de me débarrasser. Mais je vais habituellement agrandir une pièce plutôt que rajouter un petit morceau, dans un coin, parce qu’il me reste cet espace-là. Pour la série des 36, ma réflexion était plutôt « Je n’ai encore jamais fait de petits formats, qu’est-ce que ça donnerait ? » C’était la même énergie qu’un grand tableau de deux mètres par deux mètres. Chaque petit format a eu besoin de cette énergie-là, ça a été tellement épuisant. Ce n’est pas parce que c’est petit que l’on fait moins attention, au contraire. J’ai beaucoup appris de cette série-là. Ça m’a fait comprendre que même si j’ai une préférence pour les grands formats, pour moi, un tableau, petit ou grand, me demande les mêmes efforts. La série des 36 a été très exténuante, elle m’a aidée à comprendre ma rigueur et mes exigences.
MM : Quels sont les principaux défis lorsque l’on travaille avec la fibre et le textile? Quels sont les avantages par rapport à d’autres médiums, notamment au niveau de la pérennité, de la conservation?
VG : Je pense que la fibre peut être avantageuse ou non en fonction de ce que tu décides d’en faire. Le fait que je ne lui enlève pas ses propriétés ni ses couleurs, ou encore le fait que je ne la brûle pas ou que je ne la coupe pas contribue à sa conservation. Si je la manipulais autrement, je pourrais me heurter à plus de défis. Même si mon travail est très contemporain, je continue à utiliser la fibre sans la modifier. Je sais aussi que c’est parce que je comprends la fibre. Il y quelque chose qui peut être frustrant ou énervant lorsqu’on ne parle pas son langage. Même si elle casse, je trouve ça magnifique.
Je lis beaucoup et je m’intéresse beaucoup à l’histoire du textile, même s’il y a très peu de textiles anciens qui ont été conservés. Bien que l’on puisse voir des textiles vieux de plus de 2000 ans, je ne suis pas sûre que la pérennité soit nécessairement une qualité pour une œuvre. Il y a quelque chose d’intéressant qui se passe lorsque les laines végétales ou animales se décomposent. Je ne rêve pas que mes œuvres se décomposent, mais ce qui m’intéresse surtout, c’est plutôt la pérennité du geste posé, d’un point de vue d’historienne de l’art : un peu comme avec la performance, où, ce qui compte, c’est l’acte.
MM : J’aime beaucoup le concept derrière la série « Laissé-pour-compte » qui a été créée à partir de chutes de textiles. Tu dis qu’être laissé de côté c’est être seul et silencieux, composer avec le risque d’être rejeté ou jeté. S’agit-il d’une série à dimension biographique autant qu’écologique ?
VG : Absolument ! Je ne voulais même pas les exposer, je n’étais pas prête. J’ai très peu d’œuvres intimes. Ça ne fait pas partie de ma pratique, du moins pour l’instant, de parler de moi dans mes œuvres. C’est mon galeriste qui m’a dit « C’est super intéressant, il faut qu’on fasse quelque chose avec ça ! »
Les laissés-pour-compte, ce sont mes restes d’atelier qui tombent au sol, que je ramasse et que j’embrasse avec du fil pour mieux les attacher et pour qu’ils restent ensemble, mais c’est aussi très autobiographique, intime. Je n’ai jamais fait partie d’un clan ou d’un groupe d’amis. Je me sens encore comme une laissée-pour-compte. Les laissés-pour-compte, ce sont tous les petits bouts qu’on mettrait à la poubelle et que j’enlace pour me donner de la force. Même dans le monde de l’art, je me suis rarement sentie acceptée. Avec le recul, je me rends compte que j’étais peut-être sur un chemin assez unique qui n’existait pas et que c’était peut-être normal qu’on n’ait pas su quoi me dire pour m’orienter dans ma pratique.
MM : Pour la série « Cultures », tu parles de tes broderies comme des organismes indépendants, des microcosmes qui, ensemble, forment un « tout ». Est-ce que les œuvres des séries ont été pensées ensemble et se renforcent les unes les autres ? Peuvent-elles continuer de vivre séparément ?
VG : Je crois que les deux sont possibles. La série a commencé par ma découverte de cette technique de broderie japonaise qui s’appelle le bunka. J’ai débuté avec quelque chose de très cellulaire, ensuite les boîtes de pétri sont arrivées. Ça a vraiment été comme une recherche en labo, j’ai fait des tests, ça m’a donné d’autres pétris donc j’ai fait d’autres tests. Je ne savais pas du tout vers quoi je tendais.
Je suis persuadée que l’ensemble existe, et on a trouvé un super beau moyen de les suspendre, de leur donner de la lumière, un corps. Les systèmes et les organismes m’intéressent beaucoup, j’aime les choses qui ne sont pas supposées aller ensemble, mais qui se combinent quand même. La suspension au bout d’un fil accroché au plafond crée un mouvement de fuite. Lorsqu’on s’approche, le pétri tourne sur lui-même. Cette fuite le rend vivant, lui donne un poumon. Habituellement, je suis super détachée de mes œuvres. En les voyant installées, j’observais le résultat en me disant que cette fois il s’était passé autre chose, au-delà de mes mains qui ont travaillé.
MM : À quel moment tu t’interroges sur la présentation ou l’accrochage lorsque tu crées une œuvre ?
VG : Tout de suite, je passe mon temps de travail à imaginer : comment, de quelle façon, où, plié, tourné, très haut, très bas ? C’est constant ! La seule chose que je sais, c’est le mode d’accrochage.
Mes œuvres sont clouées au mur. C’est vraiment important pour moi. Parce que ça relève de la tradition de la tapisserie orientale. On passe entre les fibres avec un clou et on l’accroche. C’est une étape vraiment primordiale que j’ai du mal à expliquer, mais j’ai vraiment l’impression de relier deux ères textiles ensemble. Je ne dérogerais pas de mon mode d’accrochage.
Quelques-unes de mes premières pièces étaient sur bois. Je me disais que les gens ne voudraient pas clouer les œuvres au mur chez eux, et j’avais alors fait une tentative pour essayer de m’adapter au public. Finalement, j’ai décidé que ce serait l’inverse et que ce serait très bien comme ça. Les gens ont souvent l’impression qu’ils attaquent l’œuvre ou qu’ils l’abîment. Toute la question de la sacralisation d’une œuvre d’art me passionne. Quand on me dit « On ne va pas passer un clou au travers d’une œuvre. » Je réponds : « Fais-le, tu vas voir c’est intéressant ! »
crédits photos : Marion Malique