L’espace de la relation. Essai sur les bureaux de psychologues, Francis Levasseur, Varia, coll. « Art », 2020, 178 p.
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Tout cela nous incite à revenir sur la notion de réalité.
— Erving Goffman, Les cadres de l’expérience
Au fil de l’actualité éditoriale, il y a parfois des objets qui détonnent, ne serait-ce que par leur titre, leur fabrique ou, plus rarement, par leur nature et leur ambition. C’est le cas, indéniablement, du livre de Francis Levasseur paru il y a quelques mois chez Varia : L’espace de la relation, sous-titré Essai sur les bureaux de psychologues. Cet ouvrage est l’exemple parfait d’un texte qui vient combler un manque avant lui demeuré informulé – car encore informulable –, créant pour l’occasion sa propre grille de lecture. Un nouveau rayon de notre bibliothèque collective vient de s’ouvrir : celui de la description littéraire de l’organisation spatiale du cadre psychothérapeutique. De ce croisement, inattendu s’il n’en fut jamais, émerge une manière originale de lire l’espace et de tisser le récit des relations qui constamment s’y nouent.
Les signes aujourd’hui
Pour comprendre l’originalité du projet, il faut d’abord insister sur ce que ce livre n’est pas. L’espace de la relation, donc, n’a rien d’un manuel destiné aux psychologues en manque d’inspiration esthétique qui souhaitent aménager joliment leur espace de travail, pas plus qu’il n’est un « Bureau de psy pour les nuls » vendu à des lecteurs occasionnels intrigués par le folklore de la psychothérapie. Il ne s’agit pas, non plus, d’une recension de la littérature scientifique sur le sujet, pour la bonne raison que celle-ci était, jusqu’à ce jour, quasi inexistante.
Par une série de descriptions sémiologiques, avec Barthes comme figure tutélaire – L’aventure sémiologique est citée dès l’épigraphe –, Levasseur analyse et décortique patiemment les dix entretiens qu’il a réalisés avec des psychothérapeutes aux horizons variés pour constituer le matériau premier de son essai. De la trame entrelacée de ces dix voix, l’auteur tente de répondre à cette interrogation, nœud gordien de l’ouvrage : comment composer son espace ? À cette question, qui ne comporte pas de bonne ou de mauvaise réponse, s’ajoute une réflexion parallèle : comment lire l’espace des autres ? Lire et composer. Interpréter et agencer. Cherchant les modes de relation possible entre les signes et le sens, la tâche a tout d’un défi lancé aux herméneutes : L’espace de la relation démontre la pertinence d’une approche sémiologique et d’une sensibilité littéraire pour des domaines qui, a priori, semblent étrangers à la littérature, mais qui, tout à coup, se trouvent comme revivifiés par elle.
Peu importe ce qu’il croyait être parti y chercher, le lecteur, en refermant le livre, aura la conviction que sa vie quotidienne doit maintenant être pensée en termes d’espace. Cette leçon ne concerne donc pas seulement le cadre psychothérapeutique, mais, répétons-le, l’ensemble de nos environnements quotidiens. Parce qu’il est un lieu d’interprétation pur, où le sens de chaque mot et de chaque geste est par défaut doté d’une importance capitale, le bureau de psychologue est un espace éminemment révélateur pour souligner le rôle névralgique des objets et des infrastructures dans la construction des relations humaines. L’espace, ça parle ; surtout, ça parle de nous. Mais, avant d’arriver à cette conclusion, le lecteur aura un trajet à la fois réel et symbolique à effectuer.
« Un parcours pas à pas »
« Un parcours pas à pas dans l’espace thérapeutique » : c’est ainsi que l’auteur présente son projet au seuil du livre. À l’exception de la situation initiale (sur laquelle nous reviendrons dans un instant), il est vrai que l’essai suit cette voie. Comme s’il s’agissait d’une scène de crime, le bureau de consultation est scruté dans ses moindres détails et examiné sous toutes ses coutures : les œuvres d’art qui y injectent des récits et des affects, les plantes qui tentent de lui donner de la vie, la bibliothèque et la fenêtre qui sont autant d’ouvertures vers un autre monde, l’horloge dont on ne sait jamais s’il faut la cacher, les mouchoirs qui demandent une gestion constante (qui voudrait entrer dans un bureau de psychologue et être frappé par la vue d’une poubelle qui déborde ?), l’éclairage qui crée des ambiances et propose un nouveau découpage de l’espace par la lumière, le mobilier (des deux chaises face à face jusqu’au divan analytique) – autant de ressorts d’une machine complexe qui, si elle répond à la personnalité, aux attentes ou aux fantasmes du patient, peut signifier le succès ou l’échec de la consultation. Pour accepter de jouer le jeu de la vérité, pour tenter de se dire sans filtre, il faut être dans le bon espace. Et si tout récit de soi était d’abord l’extension d’un rapport à l’espace ?
« [I]l est possible de concevoir la disposition de la salle de consultation comme un mode d’emploi de la psychothérapie, voire comme un dispositif […], c’est-à-dire l’agencement de composantes en vue d’une fin », écrit Levasseur. Or, cette fin dépend non seulement de l’historique et des idiosyncrasies du patient, mais de tout l’environnement qui entoure le dispositif et qui, d’une certaine façon, en fait partie. En plus des objets du bureau de consultation à proprement parler, L’espace de la relation interprète aussi une série d’« espaces voisins » qui, du point de vue de la production de sens, sont tout aussi déterminants : l’emplacement de la salle de bain et son type d’utilisation (privée ou partagée, à même le bureau ou au bout d’un corridor, etc.), la composition de la salle d’attente (à commencer par les fameuses revues depuis longtemps inactuelles que l’on y trouve), l’emplacement du cadre de porte menant vers le bureau (« dernière frontière entre l’espace à proprement parler et le monde extérieur »), la nature du milieu professionnel (bureau à domicile, espace commercial, environnement institutionnel, etc.), les quartiers de la ville avec « leurs ambiances distinctes » (par exemple, un bureau de psychanalyste n’a pas le même sens s’il est situé dans un quartier cossu ou dans un milieu ouvrier). Toute lecture d’un espace psychothérapeutique peut, en droit, se baser sur l’ensemble de ces éléments, selon une hiérarchisation qu’il nous appartient en propre d’établir. Au-delà de leur effet statique de « carte postale » (rien de plus cliché, en effet, que le fameux divan psychanalytique), les objets et les espaces qui peuplent ce livre sont étudiés à partir de leur capacité à faire réseau.
En somme, le cadre de la consultation est ainsi l’ensemble élastique de tous ces éléments qui, par leur juxtaposition ou leur mélange, permettent au patient de se projeter dans l’activité initiée par le thérapeute. Du mode de vie que dégage le quartier où se trouve le bureau jusqu’à la position de la boîte de mouchoirs sur la table séparant l’espace du thérapeute de celui du patient, la grande qualité de l’essai de Levasseur est de présenter de manière sensible le potentiel fictionnel et la qualité dramatique de cet écheveau complexe. Complétant l’exercice de microanalyse par des considérations socioéconomiques générales, L’espace de la relation fait des bureaux de psychologues le noyau dur d’un monde vivant qui se lit comme un grand récit.
L’espace comme expérience narrative
Pour conclure, il faut insister sur un dernier aspect de l’essai de Levasseur, peut-être moins visible au premier abord, mais non moins significatif que l’originalité de son sujet : la qualité littéraire de son écriture. Ne nous y trompons pas : L’espace de la relation est un ouvrage littéraire sur (et avec) la psychothérapie, et non un ouvrage de psychothérapie qui tenterait vaguement de raconter une histoire à son lecteur ou de réemployer les codes du récit pour mieux faire avaler ses concepts. Par ses mises en situation et grâce aux nombreux personnages qu’il crée, le livre est en lui-même une expérience narrative – à l’image de toute rencontre psychothérapeutique, à l’image, aussi, de notre rapport à l’espace, qui a besoin de récits pour s’expliciter. L’espace de la relation est même un texte doublement littéraire : d’une part, par son usage des outils sémiologiques pour décrire l’expérience ordinaire du réel, et, d’autre part, par la dimension littéraire de son style ainsi que par le souffle narratif qui caractérisent sa fabrique. N’ayons pas peur des mots : L’espace de la relation est un page turner.
Outre l’élégance de l’écriture, dont il faut souligner la clarté, l’essai s’ouvre par une anecdote autobiographique, où l’auteur, devenu pour l’occasion narrateur de lui-même, se questionne sur la présence d’un curieux objet dans une salle de consultation qu’il a visitée en tant que patient : « Il y avait derrière le psychologue une grande toile abstraite dont la présence m’avait interpellé. C’était l’œuvre d’un peintre qui, en plus de décrire son art comme tragique, s’était donné la mort dans son atelier ». Le livre naîtra de la reconnaissance de ce détail : à l’insu des propriétaires du lieu, qui ne sont pas connaisseurs d’art, cette toile abstraite qui a sans doute été choisie pour passer inaperçue déclenche au contraire un bouleversement qui amène l’ensemble du cadre spatial à se restructurer autour d’elle. À la suite du choc initial, s’ouvre alors une quête qui concerne le langage : il faut trouver les bons mots pour raconter cette expérience d’un espace anonyme qui, par l’irruption d’un élément singulier, gagne une personnalité et un mystère tout en lançant une lecture rétrospective d’un pan de notre existence. La madeleine de Proust n’est pas loin.
À la fin du livre, le narrateur du prologue fait explicitement retour dans son récit et semble alors doté d’un savoir nouveau – celui, précisément, que le livre vient de lui apporter. Il est maintenant en mesure de revenir sur le choc initial de sa rencontre avec le détail rétif et, au-delà de l’anecdote, comprend mieux ses propres désirs et ses propres projections. En démontrant l’importance d’un regard littéraire porté sur un monde et ses détails, L’espace de la relation est une expérience narrative sur les cadres intersubjectifs qui, malgré nous, à travers nous, produisent l’espace, le temps, la réalité. Être littéraire, ce n’est peut-être, en premier lieu, que savoir lire – et raconter – son espace.