L’art en héritage

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08.03.2020

Catherine Legault, Sœurs : rêve et variations, Concerto films, 2019, 85 minutes.

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Les Rendez-vous Québec Cinéma ont donné au public montréalais l’occasion de voir, à la Cinémathèque, le premier film de Catherine Legault, Sœurs : rêve et variations. Documentaire dans la tradition du cinéma-vérité, le long-métrage est né de la rencontre entre la réalisatrice et l’artiste Tyr Jami, qu’elle a d’abord connue comme professeure de violoncelle. Le film, dont la qualité principale est d’accorder son attention à une matière assez inédite, présente la démarche artistique de Tyr et de sa sœur Jasa, deux artistes canadiennes davantage connues de la communauté anglophone. Tyr, musicienne et chanteuse – notamment au sein du groupe Syngja – et Jasa, artiste multidisciplinaire, font partie d’une famille d’origine islandaise, arrivée au Canada dans les années 20. Elles ont été initiées à l’art par des parents artistes et ont été encouragées dès leur enfance à développer un regard singulier sur le monde. C’est ce regard que le film entend explorer.

Sœurs

Tyr et Jasa sont héritières d’une lignée de femmes artistes, du moins de femmes qui ont eu un rôle dans le développement de leur sensibilité artistique. C’est cette filiation, plutôt que la relation de sororité mise de l’avant dans le titre du film, qui paraît la plus déterminante pour son propos. Tout un ensemble de thèmes et de questions convoqués dans le documentaire passent d’abord par la figure de l’arrière-grand-mère de Tyr et Jasa, à l’origine de l’émigration de la famille au Canada. Cette arrière-grand-mère a envoyé aux deux sœurs, pendant les dernières années de sa vie, des cassettes contenant ses propres enregistrements de chansons traditionnelles islandaises. C’est ainsi que Tyr et Jasa ont pu conserver un contact avec tout un pan de leur identité, et s’approprier certaines caractéristiques du folklore islandais. Ce répertoire semble constitutif du penchant des deux sœurs pour l’étrange, le féérique et la nature. De mère en fille, s’est transmise une conception de l’art selon laquelle l’artiste est un medium qui doit canaliser une énergie présente dans le monde, mais aussi créer du fantastique pour transformer un quotidien autrement banal. Chez Tyr et Jasa le rapport à l’art prend toutefois une orientation plus engagée, féministe, notamment dans leur appropriation du thème du corps de la femme, dont elles célèbrent la diversité.

Le film questionne ce qui, dans l’identité personnelle et artistique, est le fruit d’un héritage, et ce qui est à soi en propre. L’art demande d’être attentif à ce qui nous dépasse, mais aussi d’arriver à une expression vraie de soi. C’est dans cette tension que les deux sœurs réfléchissent à leur pratique. Tension entre l’extériorité et l’intériorité, aussi entre le passé et le présent. On est nécessairement relié à notre passé, il nous influence, mais on peut également le perdre. C’est pour cette raison que Tyr et Jasa se rendent en Islande pour la première fois, dans le cadre d’une résidence artistique, espérant cultiver leur héritage et trouver une nouvelle impulsion créatrice.

Rêve et variation

Catherine Legault a côtoyé et filmé Tyr et Jasa pendant cinq ans avant de donner une forme finale à son long-métrage. C’est un documentaire qui laisse beaucoup de place à l’objet qui l’occupe, ce qui fait parfois sa force, parfois sa faiblesse. Guidé par l’idée de variation, la réalisatrice navigue entre plusieurs aspects de son sujet – les différents projets artistiques des deux sœurs, la question de leurs liens familiaux, le rapport de leur art à l’Islande – sans qu’une perspective explicite ne prenne le dessus. L’approche est sensible et généreuse, mais laisse parfois de côté certaines potentialités qui auraient gagné à être développées. À cet égard, il aurait été intéressant d’accorder plus de place dans le documentaire à une troisième sœur évoquée, sœur qui n’a pas embrassé la vocation artistique comme le reste de sa famille. Cela aurait donné l’occasion à la réalisatrice d’amener l’idée de variation à ses limites, en se questionnant sur ce qui relie et éloigne cette autre sœur de l’héritage qu’elle partage avec sa famille. Par ailleurs, le film aurait pu miser sur une narrativisation ou une condensation plus marquée, pour intégrer avec plus de puissance certaines idées pourtant présentes dans le film, par exemple la réflexion sur la place de l’art dans la société.

Les moments les plus saillants du film, ceux où il se passe vraiment quelque chose, me semblent être ceux qui s’écartent un peu de la veine documentaire, ou de la seule captation du quotidien de Tyr et Jasa. Je pense d’abord aux scènes de performance, qui permettent de voir les artistes à l’œuvre, de vivre véritablement leur art. Il y aurait ensuite ces petits interludes empruntant leur esthétique au collage, assemblages ludiques au look vintage où se superposent des images d’archives, des paysages, des captations et des extraits sonores. Dans un de ces interludes, on peut entendre en alternance l’arrière-grand-mère des artistes déclamer une petite comptine islandaise, et les deux sœurs, toutes jeunes, réciter des propos loufoques, captés à l’aide d’une enregistreuse pour enfant. L’aller-retour est bien réalisé et intègre de façon originale le thème de la filiation. C’est dans ces moments, qui permettent d’ailleurs au film d’avoir une signature visuelle intéressante, que l’on quitte le terrain de la réalité, ou en tout cas du réalisme, pour entrer dans celui du rêve et du jeu. Surtout, c’est dans ces interludes que la forme et le contenu du film se rejoignent, et qu’il y a une rencontre plus explicite entre les démarches artistiques des deux sœurs et celle de Catherine Legault.

  

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