Être à boutte

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M.I.L.F., texte de Marjolaine Beauchamp ; mise en scène de Pierre-Antoine Lafon Simard ; avec Marjolaine Beauchamp, Geneviève Dufour et Stéphanie Kym Tougas ; une création du Théâtre du Trillium ; présenté à la salle Jean-Claude-Germain du Théâtre d’Aujourd’hui du 18 février au 7 mars 2020.

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Adossées contre le mur du fond, trois femmes attendent que le spectacle commence. À trois endroits sur la scène, des spots lumineux créent des espaces de jeu restreints pour les comédiennes; côté jardin, une table pliante sur laquelle sont posés les divers accessoires qui serviront (boîte de céréales, sac de lait, nappe, pot de fleurs, etc.) ; côté cour, l’espace de la régie où est posté Pierre-Luc Clément, musicien qui accompagne en direct le spectacle.

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L’une des trois femmes se lève, se déshabille et se masturbe pendant que retentit la musique de l’émission Pat’Patrouille. Le ton est donné : ce sera sexuel, cru, sale et ça frappera comme une tonne de briques. M.I.L.F. frappe en plein plexus solaire, avance à tambour battant, passe du plus intense au plus tendre avec une aisance qui n’est pas commune.

M.I.L.F. n’est pas pour autant un spectacle pornographique ou érotique. C’est d’abord une histoire de parole qui se libère : les trois femmes monologuent, chacune venant exposer ses problèmes spécifiques. L’éclairage au néon (de la salle ou des spots que déplacent elles-mêmes les actrices) vient rompre les scènes tendres et force les personnages à s’exprimer, comme dans un interrogatoire. Lorsqu’une parle, les deux autres l’observent, de près ou de loin. Elles se supportent, se comparent, parfois semblent ne pas se comprendre, mais rarement se jugent. Il y a des points d’achoppement, mais surtout des points de convergence entre les différentes expériences portées à la scène.

Marjolaine Beauchamp travaille habilement le renversement des discours communs. Il y a d’abord la variation sur l’imaginaire de la « MILF » telle que popularisée par la série de films American Pie : l’objet du désir masculin, devenue une catégorie pornographique, dépouillée de son agentivité ou de son espace de parole, submergée par le regard des autres dont elle doit se défaire pour mieux reprendre sa place. La déclinaison en trois mères – la « MILF » (Mother I’d Like to Fuck), la « MILS » (Mother I’d Like to Save) et la « MILK » (Mother I’d Like to Kill) – est aussi une variation sur le jeu Fuck, Mary, Kill (variante plus cruelle de « who would you rather ? ») où l’on choisit parmi trois personnes celle avec qui on voudrait coucher, celle qu’on voudrait marier et celle qu’il faudrait, par défaut, tuer.

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Ces femmes-archétypes auxquelles on insuffle une bonne dose d’humanité et de résilience font inévitablement penser aux Fées ont soif de Denise Boucher. La pièce de Marjolaine Beauchamp semble creuser le même sillon (celui des rôles qu’on assigne aux femmes sans se donner la peine de les entendre), mais plutôt que de recourir aux archétypes ancestraux (la Mère, la Vierge et la Putain, comme chez Denise Boucher), on y présente « simplement » trois mères célibataires « à boutte », des mères et des femmes comme on en connait tous.

M.I.L.F. échappe également aux dangers du misérabilisme, notamment parce que la pièce laisse les femmes s’abandonner au défoulement. Une première fois à mi-parcours, dans un moment qui prend des allures d’une chanson de Nine Inch Nails ou de Marilyn Manson (oreilles sensibles, soyez prévenues!) – ce moment est judicieusement suivi du premier vrai espace de rencontre. Assises à table, bière à la main et pizza à la bouche, les mères expriment leurs doléances et créent l’ébauche d’un mouvement collectif ; derrière elles, le metteur en scène Pierre-Antoine Lafon Simard vient réorganiser l’espace scénique, créant un faux moment de pause dans le spectacle (les trois actrices semblent sortir de leur personnage), sans que la fiction ne perde ses droits.

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Marjolaine Beauchamp, Geneviève Dufour et Stéphanie Kym Tougas, exceptionnelles par leur nuance et leur force, portent le spectacle à bout de bras et la proximité qu’impose la salle Jean-Claude-Germain renforce la puissance de leur interprétation comme celle du texte de l’autrice. Lorsqu’elles réussissent enfin à faire front commun pour fonder « une brigade de toutes croches, de filles rongées d’insomnies, diagonales, […] de filles toujours la tête drette même au moment d’rentrer dans le mur » pour résister au désespoir, qui « s’font ça maintenant [et] s’reposer[ont] plus tard », accompagnées par le beat enveloppant de Pierre-Luc Clément, on reste soufflé.

M.I.L.F., c’est un coup de poing au visage de ceux qui pensent encore que les enjeux féminins (et féministes) sont trop spécifiques pour être universels; un spectacle qui débarque à la salle Jean-Claude-Germain comme une déflagration, qu’on attendait (parce que l’œuvre est auréolée de succès depuis sa création à Ottawa en 2017 et qu’on peut la lire depuis sa publication l’an dernier) mais qui ne perd rien de sa puissance dévastatrice malgré l’attente ; un spectacle d’une extrême cohérence où chaque choix de mise en scène apparaît logique (jusque dans le détournement de chansons romantiques comme L’amour c’est comme un jour de Charles Aznavour, au rythme ralenti et à la voix distordue) sans être trop évident ou forcé ; un choc comme les scènes contemporaines en produisent peu.

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crédits photos : Valérie Remise.

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