Sous influence
Recital, un spectacle de LORGANISME / Anne Thériault ; direction artistique et conception d’Anne Thériault ; création et performance de Rosie Contant, Virginie Reid et Anne Thériault ; direction musicale de Virginie Reid avec la collaboration de Rosie Contant, Anne Thériault et Christophe Lamarche-Ledoux (Organ Mood) ; lumières de Paul Chambers, Alexandre Pilon-Guay et Anne Thériault ; costumes de Dave St-Pierre ; une coproduction Festival TransAmériques ; présentée à l’Église unie Saint-James, Le Balcon, du 30 mai au 1er juin 2018.
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Recital pourrait être beaucoup de choses, y compris une soirée entre « copines » sous l’influence de l’alcool ou de drogues multiples. Le genre de soirée où le fil des événements nous échappe et le mal de crâne nous rattrape.
Un tapis « peluche » blanc/gris trône au centre de la salle. D’un côté, un rideau et un tabouret, de l’autre, un piano surplombé d’un tableau. Autour du tapis, des lampes DIY sont parsemées au sol. De nombreux instruments et des petits objets entourent également la scène. Parmi eux, un tourne-disque qui ne servira que dans les toutes premières minutes de la performance, et un thérémine qui sera, quant à lui, au cœur du spectacle. Il s’agit de l’un des plus anciens instruments de musique électronique, inventé en 1919. Sa particularité ? En plus de sa forme et de sa rareté, le thérémine émet des sons sans qu’on le touche.
Trois femmes entrent dans la salle/scène. Mêlant bijoux, accessoires, chaussures à talons et tenues « chic », elles semblent davantage parées pour une sortie entre copines que pour une performance de danse contemporaine. Contrairement aux costumes, les chorégraphies sont « sages », presque timides. Les trois interprètent, entament un mouvement circulaire synchronisé, qu’elles nous présentent chacune à leur façon. Tandis que la première se recroqueville sur elle-même et tente de disparaître pour masquer son malaise, la seconde est au piano jusqu’à ce que le thérémine pique sa curiosité. Enfin, la troisième semble chercher sa place, entre angoisse et arrogance. Elle restera finalement au centre de la scène/salon pendant la majeure partie du spectacle.
Pas de course haletante, de nudité ou d’épuisement physique au programme. Il semblerait qu’en 2018 on puisse encore surprendre des spectateurs de danse contemporaine tout en finesse et en musique. En plus du thérémine, le piano et d’autres appareils électroniques occupent une grande place sur scène. On se croirait dans un salon des années 50, témoins d’une soirée privée à laquelle nous ne sommes que partiellement conviés. Bien que nous soyons assis, bien alignés, dans des gradins improvisés, les trois interprètes ne semblent jamais jouer avec les notions d’avant-scène et d’arrière-scène ou de 4e mur. Elles performent pour satisfaire leur désir avant le nôtre. Elles fuient nos regards, elles ne sourient pas et ne font presque jamais face au public, restant souvent de profil et parfois de dos. Elles ne se regardent pas non plus.
Il y a très peu d’interactions entre les trois protagonistes. Chacune vit l’expérience à son rythme malgré la trame sonore commune. Les vibrations du thérémine sont tour à tour familières ou agressantes tandis que la lumière alterne, elle aussi, entre plus vive ou tamisée. À première vue, on croirait voir trois amies dans un salon, rien de plus, mais au fil de la performance, on s’imaginerait facilement qu’elles aient consommé quelque chose qui les pousserait chacune dans leurs extrêmes et qui ferait ressortir certaines facettes de leurs personnalités. Plus on avance, et plus on doute. Sont-elles trois personnages distincts ou trois versions d’un même personnage? Tandis que la première joue, comme une enfant, avec une lampe torche et d’autres objets extravagants qu’elle ramasse en chemin, la seconde pourrait être l’adolescente curieuse attirée par les objets électroniques. Enfin, la troisième est la femme, plus mûre, qui commence à assumer sa féminité malgré ses complexes et qui finira par trouver sa place, au centre.
Notre place, à nous spectateurs, n’est pas si évidente à trouver non plus. On se sent parfois « de trop », parfois « voyeurs ». On ne nous invite pas à participer, mais bel et bien à observer cette étrange soirée. Nos oreilles s’accoutument aux vibrations aiguës du thérémine. On apprend à être de moins en moins dérangé par les sons et par les regards fuyants des protagonistes tout en apprivoisant le malaise ambiant. Ce soir, nous sommes spectateurs d’une transformation. Petit à petit, on cesse d’accorder tant d’importance aux nombreux objets parsemés sur scène, dont l’utilité reste parfois un mystère. Ils font partie du décor et, après une demi-heure, on se sent un peu ici chez nous. On accepte même les chorégraphies « timides » et « discrètes », le peu d’interaction entre les interprètes et l’absence totale d’interaction avec nous, public. Finalement, les trois femmes jouent entre elles et surtout, avec nous, comme elles jouent du thérémine : indirectement et sans nous toucher.
Après un bref moment intense où les interprètes se rapprochent autour du piano le temps de quelques notes, la lumière devient phosphorescente. Le tableau qui surplombe le piano brille dans le noir. C’est l’apogée de cette étrange soirée, le moment où toutes les substances ingurgitées font simultanément leur effet. Quelques minutes plus tard, on sortira de la salle sans trop savoir ce que l’on vient de vivre. Nos souvenirs seront brouillés. Il nous faudra un peu de temps pour digérer cette expérience et comprendre ce qu’elle nous a apporté.
Recital pourrait être beaucoup de choses, y compris un récit du temps qui passe. Le genre de spectacle qui résume cinquante ans en cinquante minutes, qui mêle des objets et des costumes de toutes les époques. Trois femmes qui s’emparent de la scène, de leurs doutes et de leurs faiblesses pour s’épanouir devant nous. Or, elles ne le font pas « pour » nous, mais plutôt « malgré » nous, jusqu’à ne plus être « sous influence ».
crédits photos: Dominique Bouchard