Apologie de l’agilité inutile
Cold blood, un spectacle de Michèle Anne De Mey, Jaco Van Dormael en création collective avec Kiss & Cry, Grégory Grosjean, Thomas Gunzig, Julien Lambert, Sylvie Olivé, Nicolas Olivier. Texte de Thomas Gunzig. Présenté à l’Usince C (Montréal) du 25 au 28 avril 2018.
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Le milieu de la danse connaît Michèle Anne De Mey depuis les années 1980 : on lui doit le collectif Rosas, qu’elle a cofondé avec Anne Teresa De Keersmaeker, collectif connaissant encore aujourd’hui un grand succès auprès des générations actuelles de danseurs. C’est le cas grâce, entre autres, aux vidéodanses des chorégraphies Rosas danst Rosas et Fase (chorégraphie à laquelle a participé De Mey, et dont la musique est signée Steve Reich), réalisées par son frère Thierry (De Mey) dans les années 2000.
L’équipe autour des créations de Michèle Anne De Mey est très souvent impressionnante (ici, son principal complice n’est nul autre que le réalisateur Jaco Van Dormael), non seulement à cause des noms que l’on voit s’aligner au générique, mais également parce que le procédé de création, du moins dans le collectif Kiss & Cry, naît du ludique, de l’innocent et candide « jeu » au sens le plus strict.
Du point de vue structurel, on pouvait déjà remarquer dans le collectif Rosas un amour du pivot, et donc beaucoup de rotations, ainsi qu’une gestuelle incluant les accessoires du décor (les chaises, qui font du vidéo de Rosas danst Rosas un proche cousin du Dortoir de Carbone 14). Le métissage des arts annonce aussi des éléments formels importants de la « nanodanse ».
Dans Kiss & Cry et Cold blood, l’aspect narratif et cinématographique prend une importance centrale que soulève le thème de la mémoire. L’univers ainsi créé se dote d’une grande poésie, ce qui stimule la mémoire du corps et exacerbe l’immersion dans l’émotion pure. Cette catharsis pourrait facilement être occultée par la lourdeur de la mise en scène, mais le fait que la genèse de la création repose sur le ludique rend le rythme fluide. Le spectateur y plonge, fasciné, comme un enfant à qui on présenterait un spectacle de marionnettes ou d’ombres chinoises. On retrouve cette faculté de raconter qui nous saisit dans les films de Van Dormael, comme dans Toto le héros, qui est sans doute le meilleur exemple d’un tel univers nostalgique et de ses ingéniosités scéniques. Même la narration y est apparentée.
Le spectateur, devant les productions de Kiss & Cry, devient complètement happé. L’interprète fascine en dansant avec si peu que sa main. Une partie de son corps, celle qu’on oublie si facilement d’ordinaire, que l’on prend pour acquise, devient ici la seule à incarner la vie par la danse. Elle est donc la grande vedette de la scène ; cette main pourrait vraiment paraître vulgaire, puisque lui incombent les charges les plus pratiques (tout au plus lui doit-on notre débrouillardise). Mais ici, on fait une apologie de l’agilité inutile, de la communication et du lien à autrui. La main y devient le moyen de l’élégance et de la grâce. Kiss & Cry raconte une histoire d’amour se réduisant à la rencontre de deux mains, et ce lien d’importance rappelle une fois de plus le geste, en grandeur réelle, de confiance qui unit les partenaires de danse ou de patin artistique. Mais la danse de De Mey nous montre la main en gros plan, comme entité indépendante de la proposition dansée, qui reprend son droit à l’émotivité, voire à générer l’émotion, à créer de subtils états de corps, à incarner les souvenirs et leur nostalgie, leur grande mélancolie, leur immense potentiel lyrique. Qu’allait donc nous raconter cette main, après l’espérance du couple dans Kiss & Cry (car le titre renvoie à la période où les patineurs, dans le box, attendent les notes du jury) ?
Cold blood
Dans Cold blood, on nous convie à pénétrer dans un rêve (ou à dormir, plutôt) où on vivra sept morts. Le « sang froid » renvoie donc à cette vie qui nous échappe, aux souvenirs qui disparaissent avec nous. Le spectacle, sous son angle dansé, devient une sorte de ballet dont un livret absolument poétique assure la cohésion : une narration plane et dirige alors une sorte de gestuelle qui « mime » l’action. La pièce est séparée en sept scènes, sept morts, et à la fin de chacune, l’avalanche de souvenirs donne lieu à une danse de mort. Celle-ci est abstraite et sa la gestuelle est tantôt musicale, tantôt caressante, tantôt érotique. La mise en scène de ces chorégraphies plus abstraites implique tantôt une patinoire ou une piscine (nage synchronisée) miniatures, tantôt un long travelling dans des maquettes de maison, un plan fixe à travers une fenêtre ou un miroir kaléidoscopique. Si le livret assure une intelligibilité narrative, c’est le cinéma qui soutient la fluidité de la chorégraphie, pour laquelle, dans ce contexte si unique, c’est la notion d’espace qui est déterminante et qui rend l’objet scénique si original. Elle crée un obstacle physique d’importance ( chapeau au travail de régie pour l’aspect sécuritaire de l’opération), mais également une occasion de création incomparable. En effet, le fait de jouer avec les échelles, de créer et projeter un film et ses effets spéciaux en direct permet aux créateurs (qui ont exploré beaucoup plus cette voie dans Cold blood que dans Kiss & Cry) de pousser les limites de la chorégraphie, comme dans l’art de la vidéodanse, mais en ne dénaturant rien de sa qualité d’« art vivant » en terme d’utilisation de l’espace. Ainsi le danseur peut-il même rêver ne plus se mouvoir sur le sol.
Notons, parmi les quelques moments forts cette danse abstraite à l’horizontal, celui où, telle qu’on la voit sur l’écran, la danseuse semble flotter dans les airs. Les artistes se sont également permis de beaux hommages (nostalgie oblige !). On pense notamment à la scène de claquettes, une mise en abyme que l’on voyait en temps réel, et simultanément sur deux écrans différents (dont un de cinéparc miniature). À noter également la longue scène d’hommage au Boléro de Ravel, qui fut déjà, comme on sait, interprété par Maurice Béjart, le fondateur de l’école Mudra, où graduait De Mey.
Si le mélange de l’art cinématographique et de la danse n’est pas nouveau chez De Mey, ni chez Van Dormael, le métissage des deux médiums atteint un langage très original avec les styles puissants des deux artistes, qui en poussent de plus en plus loin les possibilités au fil de leurs productions.