L’hirondelle de Shaore

L’hiver nous lie, puis le vient le printemps. Exposition de Chih-Chien Wang. Présentée à la galerie Pierre-François Ouellette art contemporain, à Montréal, du 31 août au 30 septembre 2017.

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Quelques événements ont récemment marqué la carrière du photographe Chih-Chien Wang, né à Taïwan et basé à Montréal, à commencer par une résidence d’artiste au Künstlerhaus Bethanien à Berlin qui a donné lieu en octobre 2016 à une exposition individuelle accompagnée d’une publication. L’artiste a également reçu en 2017 le Prix du duc et de la duchesse d’York en photographie, octroyé par le Conseil des arts du Canada. Présentée à la Galerie Pierre-François Ouellette art contemporain dans le cadre de la programmation satellite de MOMENTA | Biennale de l’image, l’exposition L’hiver nous lie, puis vient le printemps arrivait ainsi à point nommé. Deux saisons se sont invitées dans l’œuvre de l’artiste pour faire s’enchâsser le temps de la création dans celui de la vie, dans une communion d’images fortes, mais « jamais pleines », dixit Wang, c’est-à-dire jamais pleines au point où l’œil cesserait d’imaginer la suite.

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La mue

Le passage de l’hiver au printemps, ou l’équinoxe vernal, se produit quand le jour a une durée égale à celle de la nuit, au moment où le soleil de mars est précisément au zénith sur l’équateur terrestre. L’exposition met en scène cet arc de lumière, du néon au rayon naturel, à travers une succession d’œuvres captées, dirait-on, durant cet intervalle. Le titre du projet prédit qu’une douce rupture marquera cette course, car « l’hiver nous lie », virgule, « puis » laisse place à une toute nouvelle dynamique, quand « vient le printemps ». Dans l’œuvre de Wang, ce « nous » est privé : il renvoie à Wang père, à Wang fils (Shaore). L’allégorie printanière cherche à cerner ce rapport filial, qui apporte son lot de complicité, de tension et de heurt, palpables à chaque proposition qui vient ponctuer le parcours. Ce corpus se présente ainsi comme le condensé d’une journée entre un fils et son père, dont on devine les activités, du lever en pyjama au déjeuner à l’orange et à la poire, du bureau au biodôme, de la patinoire au parc. On suit les tribulations d’un fils au seuil de l’adolescence, à l’amorce d’une mue désignée par la venue du printemps et, corollairement, on accède au sas de la création qui ouvre des brèches dans les heures ordinaires, puis au résultat de la condensation qui travaille ce temps équinoxial. Si l’hirondelle ne fait pas le printemps, alors Shaore prend le relais.

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Chih-Chien Wang, Paper Fold, 2017, épreuve à jet d’encre, 61 x 76.2 cm. 
(Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Pierre-François Ouellette art contemporain)

En présentant des sujets épurés, faussement légers et disposés stratégiquement dans l’espace, Wang aménage un terrain neutre où il est aisé d’enchérir sans limites sur le contenu. En ce sens, et parce que le dispositif déployé par l’artiste flirte avec l’installation, l’articulation entre les œuvres se fait grâce à une subtile déclenche entre les sujets. Ainsi, le papier blanc froissé, pincé entre trois doigts, dans la petite photographie Paper Fold, trouve ancrage dans Frozen Stream, géante épreuve au jet d’encre, entièrement chiffonnée, dépliée, puis épinglée telle quelle de l’autre côté de la cimaise. Frozen Stream mise sur le plan rapproché d’une patinoire striée de coups de patin ; prémisses de la glace rompue par l’enfant dans la vidéo intitulée Spring, qui clôt le parcours de l’exposition. Chaque œuvre concourt au montage de la suivante, dans une rare unité dialogique et esthétique. En procédant par analogies et associations inusitées, baroques, austères, l’artiste s’approprie une logique visuelle civilisée qu’il tord subrepticement pour laisser place à un monde désobéissant.

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Chih-Chien Wang, Chair and Tapes, 2017, épreuve à jet d’encre, 101.6 x 81.3 cm. 
(Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Pierre-François Ouellette art contemporain)

L’œuvre de Chih-Chien Wang dérange l’autorité de l’image, de la même façon que Shaore désobéit au monde à coups de botte contre la glace. C’est dire que l’indocilité de l’enfant rejoint celle de l’artiste, tous deux étant liés dans leur entêtement par un imaginaire que l’exposition tente de sublimer en suivant le jeu des images. Campés dans un décor clinique, angulaire, racé, les sujets participent à un art poétique qui fait l’éloge de la contre-productivité tout en puisant ironiquement dans une esthétique « corporative ». Plus encore, les fleurs, les fruits, les objets et les lieux desservent un quotidien décomplexé où il y a eu crise en la demeure, illustrée par une succession d’indices : une fleur est plantée dans un rouleau de papier toilette (Dry Flower Paper Roll), un amoncellement de ruban adhésif occupe une chaise (Chair and Tapes), une couronne d’aiguilles ceint une orange (Needle Orange). Ailleurs, l’abstraction repousse d’un cran les limites de l’imagination, si bien que les détails d’un rideau et d’un reflet ensoleillé sur un pan de mur suggèrent qu’on a peut-être détourné les yeux d’une scène plus dure (Blind Shadow). Aux 17 photographies s’ajoutent six vidéos, qui forment par ailleurs un bloc inextricable répondant au même dispositif, où le chaos se devine derrière une apparence d’ordonnancement. Corollairement, plus on s’attarde devant une œuvre, plus la goutte, le poil, la saleté, l’incision crèvent la perfection du mirage. Wang détourne le langage visuel des livres de cuisine et des natures mortes, frappe d’un sceau aliénable cette plasticité maîtrisée qu’il massacre en coulisses. Les sujets les plus fragiles – fruit, papier, feuille, glace, lumière – composent une fresque légèrement dystopique de la vie végétale.

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Chih-Chien Wang, Cloud Apple, 2017, épreuve à jet d’encre, 40.6 x 50.8 cm. 
(Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Pierre-François Ouellette art contemporain)

La pomme

Dans la première salle-vitrine se trouvent trois photographies (Cloud Apple, Snow and Branches, Paper Fold) installées à différentes hauteurs ; un écran qui passe en boucle, en sens horaire et antihoraire, deux plans-séquences du puits de lumière de la galerie (Sky Rotation) ; ainsi qu’un téléviseur millésimé, pratiquement encastré dans le plancher, qui diffuse en boucle une image d’archives d’un gymnaste aux mains légèrement papillonnantes (Man in Square). La vue en plongée de cette microséquence s’oppose par ailleurs diamétralement à celle en contre-plongée du puits. La salle-vitrine contient en quelque sorte les prémisses et les clés de lecture des œuvres subséquentes, qui se font écho et se relancent au fil du parcours. Suivant ce principe, Cloud Apple, qui exhibe une pomme surmontée d’une mousse non identifiée – pourriture ou aigrette –, délicatement retenue par trois doigts matures, se réincarne en cube de bois (Cube Rotation) que Shaore (on le devine) s’amuse à faire tourner entre ses doigts menus. À cet effet, l’objet cubique ou le prisme servent de base structurelle au dessin d’observation des natures mortes aux fruits et aux fleurs que l’on retrouve en abondance dans l’exposition (Needle Orange, Pear and Glass Water, etc.). Souvenir du fruit défendu, ce cube nu, retourné inlassablement entre les doigts de l’enfant, se situe entre la distraction et l’ennui ; états suggérés deux fois plutôt qu’une par l’expression faciale et par la posture de l’enfant dans Shaore 59 et Shaore 61. Ces deux photographies géantes présentées côte à côte exposent le portrait du garçonnet sous deux angles quasi identiques que le photographe – qui est son père – pourra plus intimement différencier. De la même manière, Cloud 86 et Cloud 87, prises à intervalles très rapprochés, invitent à un jeu d’observation. Ce fin brouillage rappelle l’inévitable distraction dans l’écoulement des secondes, des minutes, des heures, et est particulièrement efficace dans Chair and Tapes, Light on Wall et Blind Shadow, tout à la fois études sur la déflexion de la lumière et commentaires sur la photographie et sur la perception de la réalité. Si Blind Shadow reproduit un effet radiographique sur un mur, dans un espace concurremment intime ou dépersonnalisé, rien n’est sûr quant à ses intentions. La photographie n’est certes pas une affaire de représentation, pour Wang, mais un transit où le dehors se fait retourner comme un gant.

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Chih-Chien Wang, Blind Shadow, 2017, épreuve à jet d’encre, 101.6 x 81.3 cm. 
(Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Pierre-François Ouellette art contemporain)

Ainsi le cube remplace la pomme, que Shaore incarne à son tour comme une chose follement amusante dans la vidéo Shaore Rotation, où le garçon tourne sur lui-même, comme le cube entre ses doigts, comme le fruit défendu ou le jeu interdit sur le quai d’une rame de métro qui se fait attendre. Il tourne et tourne à la folie, le capuchon de son manteau accroché à sa tête comme un vêtement à une patère vivante. Wang vidéaste se fait le témoin de ce réenchantement soudain que seul le bambin peut personnifier sans créer un malaise public. Qui plus est, l’œuvre évoque en aparté un long plan-séquence extrait de la vidéo The Act of Forgetting (2015) que l’artiste a filmé en travelling circulaire, et où figure une fois de plus l’enfant, affairé à croquer et à suçoter une pomme, assis sur un tabouret, les pieds dans le vide. Le centre de gravité devient le centre d’attention qui renvoie à l’analogie de l’équinoxe, comme si Shaore prenait des airs d’Enfant-Soleil, au zénith de l’équateur de son propre monde. Effet sublimé par la vidéo Spring, qui vient clore le parcours, puis ouvrir sur des mondes parallèles, métapoétiques.

Le printemps

Spring, vidéo synchrone d’un seul plan-séquence de 3 minutes et demie filmé caméra à l’épaule, se déroule dans un parc où Chih-Chien Wang capte au ralenti les mouvements de son petit garçon qui annonce définitivement l’arrivée du printemps à coups de bottes et d’élans frondeurs contre la glace qui cède. La vidéo est projetée dans une petite salle fermée située en fin de parcours, comme cela vers quoi convergent toutes les œuvres : le printemps. Le premier plan, en plongée, fixe un tronc d’arbre dont les racines sont submergées par une croûte de glace à demi fondue. Apparaissent alors deux petites jambes en salopette, terminées par deux grosses bottes noires qui s’éloignent de l’arbre d’un pas déterminé. La caméra suit les enjambées qui défoncent l’eau gelée, accélérant sa dégradation. Puis l’enfant stoppe momentanément et fléchit les genoux, il s’élance dans les airs, puis retombe lourdement sur le sol, éclaboussant au passage la lentille de gros morceaux de slush. Le garçon pivote ensuite lentement vers la caméra, pied gauche, pied droit, piochant de toutes ses forces dans le sol, l’appareil ne s’intéresse plus qu’à ses bottes, qu’aux mouvements presque passionnés qui le font s’élancer hors champ, pour retomber cette fois à quelques centimètres de la lentille souillée d’eau et de glace. L’objectif se détache à peine quelques instants du sujet pour fixer la glace éventrée, bouillonnante, striée, rappelant les coups de patin et la texture de Frozen Stream. À 2 minutes 30 secondes, l’enfant est enfin filmé de la tête aux pieds. On identifie désormais avec assurance le garçon au manteau bleu à capuche aperçu plus tôt dans Shaore Rotation. L’action répétée de l’enfant qui s’élance et retombe, s’élance et retombe, se répercute si violemment sur la caméra que celle-ci feint d’en être projetée contre le sol, répondant au jeu de l’enfant : elle tangue et s’abat alors que l’« acteur » quitte littéralement la « scène » en vainqueur.

L’hiver nous lie, puis vient le printemps est une ode au passage doux-amer des âges et au noyau père-fils, cœur qui bat et se débat dans un rapport à la fois naturel et mystique. Un père doit se résoudre à lâcher la bride à sa progéniture, jusqu’à la perdre de vue, comme le démontre la finale de Spring. C’est en lui accordant toute la place, en s’effaçant de son œuvre, que l’artiste passe le relais à celui qui perce l’écran. Shaore est donc présenté comme une œuvre d’art vivante, éphémère, documentaire, ancrée dans une période de croissance où éclatent les premiers bourgeons. Plastiquement, le corpus montre également la photographie comme un rite de passage où Wang n’a ni le dernier mot ni la dernière image, mais où son rapport à son œuvre se double de son rapport à son fils. Le processus artistique de Chih-Chien Wang est calqué sur le cycle de la vie, il part du principe qu’un sujet se régénère à la chaîne visuelle comme à la chaîne alimentaire. L’hirondelle se nourrit du ver, qui se nourrit de la pomme. Et Shaore mange la pomme.

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