Grand Finale, œuvre créée par Hofesh Shechter et interprétée par la Hofesh Shechter Company ; chorégraphie et musique : Hofesh Shechter ; scénographie et costumes : Tom Scutt ; éclairages : Tom Visser ; collaborateurs musicaux : Nell Catchpole et Yaron Engler ; directeur artistique associé : Bruno Guillore ; assistante : Rosie Elnile. Spectacle présenté au Théâtre de Maisonneuve de la Place des Arts (Montréal) jusqu’au 4 novembre 2017. Rencontre avec les artistes après le spectacle du 3 novembre.
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Sur scène : un cube lumineux formé par des parois amovibles, six musiciens, dix danseurs, des corps et des visages. Dans l’air : une tension dramatique rythmée par une bande sonore à la fois envoûtante et indéfinissable. La performance démarre, les corps ondulent, les mouvements semblent inspirés des danses folkloriques israéliennes. Hofesh Shechter est né à Jérusalem, il a fait partie de la célèbre Batsheva Dance Company. Pourtant, le programme distribué aux visiteurs ne mentionne nullement les origines du chorégraphe. Quelle importance ? Ici, Hofesh est un grand chorégraphe, un compositeur de talent, et ce qu’il propose est un masterpiece bien au-delà des questions de frontières. Bienvenus dans Grand Finale !
Révolution
Poings levés tels des ouvriers en grève, les interprètes s’emparent rapidement de l’espace scénique qu’ils partageront avec les six musiciens tout au long de la performance. Très vite, une image s’impose aux spectateurs, celle de « corps morts », de cadavres traînés au sol. Ils ne sont peut-être pas encore morts, se débattent parfois, lèvent les bras vers le ciel. Pendant ce temps, d’autres danseurs n’hésitent pas à les tirer par les pieds, loin du cœur de l’action, de cette révolution naissante. On assiste à plusieurs gestes et regards vers le ciel, le soleil, la lumière – un dieu, peut-être, qui sait ? Le rythme est soutenu, les enchaînements sont brusques et doux à la fois. Certaines postures, plus lentes, certains arrêts sur image, offrent un temps de répit aux interprètes effarouchés. Nous en profitons, nous spectateurs, pour reprendre notre souffle.
La musique joue un très grand rôle dans la construction de la pièce. Conçue par Hofesh en parallèle de la chorégraphie, c’est elle qui donne le ton et qui scinde les danseurs en deux « camps » : les corps morts contre les survivants, les cadavres opposés aux combattants. Tout évoque une scène de guerre : en écoutant attentivement, on entendrait presque, entre deux notes de musique, les tirs et le chargement d’une carabine. Les survivants promènent leurs cadavres sur scène, écartent ceux qui ne pourront plus être sauvés. Assis par terre, quatre danseurs portent quatre danseuses dans leurs bras. Ils les soutiennent – physiquement et moralement – comme pour les accompagner dans la mort. Les femmes deviennent des pantins désarticulés que les hommes tentent de ranimer tant bien que mal. Bras écartés, ils remuent leurs mains pour leur faire prendre leur envol.
À l’image de notre société, dans ce monde scénique, les hommes guerriers d’Hofesh sont ceux qui doivent se battre pour sauver ces femmes-pantins. Petit à petit, ils reprennent machinalement leur course effrénée dans le vide, hommes et femmes mélangés. Alors, les parois amovibles placées sur scène se resserrent autour des interprètent tandis que le ciel gronde. Un à un, ils s’agenouillent face à un mur, prêts pour l’exécution.
Le cliquetis des fusils n’est plus le fruit de notre imagination. Face à nous, une armée de danseurs enchaînent des mouvements trop réalistes pour être inventés. Les jeux de lumière contribuent eux aussi à la tension narrative. Entre deux tableaux, la salle reste noire quelques secondes de plus, juste assez pour nous faire douter : Où sont-ils ? Que se passe-t-il ? Qui est mort ?
Résistance
À l’ère du numérique et tandis que l’on suit les attentats presque en direct sur nos téléphones intelligents – Paris, Orlando, Las Vegas – une salle de spectacle dans le noir avec comme trame sonore des bruits pouvant être apparentés à celui d’armes à feu créé inévitablement un malaise.
Rien de tel pour en sortir qu’un son de rave party. De nouveau réunis, les interprètes se défoulent comme ils le feraient dans un club. Enfermés entre trois parois, ils dansent leur révolution, refusent de lâcher prise, bravent les frontières. Peu importe l’étroitesse de leur cage, ils se racontent des histoires pour faire passer le temps. Prisonniers de leur cellule, ils ouvrent grand leurs bouches et les parois se déplacent. On dirait le début d’un bâillement sans fin, un réveil agité ou la fin d’un mauvais rêve. Entre étirements matinaux et tic-tacs de l’horloge, les interprètes s’alignent puis se penchent ensemble de droite à gauche. Ils sont le balancier d’une pendule, incarnent le temps qui passe.
Libération
Après l’entracte, la fête démarre. La musique est toujours aussi dramatique, mais c’est décidé, ce soir, nous célébrons l’inévitable. À quoi bon essayer de changer le monde ? Nous utiliserons l’énergie qu’il nous reste pour danser. Les musiciens sont installés dans le fond de la scène et sont encouragés par les interprètes, qui crient et sautent en rythme. Le tout prend des allures de cirque, entre acrobaties et trébuchages de clown.
Tout à coup, le changement de couleurs, de rythme et de ton est radical. La célébration suscite l’espoir, celui d’un monde meilleur ou d’une apocalypse. Le Grand Finale d’un monde, le nôtre. Mais qui dit fin, dit commencement : car cette apocalypse n’a rien de triste, elle annonce l’arrivée de quelque chose de mieux.
La paroi s’ouvre. Ils ont eu raison de patienter, raison de garder espoir. C’est arrivé, ils sont libres ! Ceci est un commencement.
Crédit photos : Rahi Rezvani