Some Hope for the Bastards, direction artistique et chorégraphie : Frédérick Gravel ; musique : Philippe Brault interprétée par Philippe Brault et José Major ; interprétation : David Albert-Toth, Dany Desjardins, Kimberley De Jong, Francis Ducharme, Hanako Hoshimi-Caines, Louise Michel Jackson, Frédéric Tavernini, Lucie Vigneault et Jamie Wright. Un spectacle de Grouped’ArtGravelArtGroup présenté au Monument-National les 1er et 2 juin 2017.
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Neuf chaises alignées pour neuf interprètes parsemés dans la salle comme sur scène. Une bière à la main, un air détaché, certains nous observent, d’autres se promènent, tous nous attendent. Difficile de dire si le spectacle a commencé ou non, si ce que l’on voit est réalité ou fiction. Quelques minutes après le début de la performance, trois musiciens entrent en scène et saisissent leurs instruments. Nous aurons le droit à une double performance ; un concert en direct et une représentation de danse contemporaine. Danse et musique s’entremêlent pour servir le propos du bassiste – parfois chanteur – et chorégraphe : Frédérick Gravel.
À la fin du premier morceau, il s’empare du micro et se présente : d’habitude il parle beaucoup, ce soir il essayera de parler peu. Il va parler maintenant, peut-être pendant très longtemps, mais il s’arrêtera ensuite. Le chorégraphe nous confie que la pièce a été écrite avec deux débuts potentiels et qu’il a décidé de nous présenter les deux. Si nous n’avons pas aimé le précédent, libre à nous de l’oublier et de prendre le second. Pour Gravel, un spectacle n’est pas « à propos de » quelque chose mais plutôt un « symptôme » de quelque chose. Ici, des bâtards qui subissent un monde et ses changements avec un sentiment de culpabilité constant, sans réussir à changer quoi que ce soit. Quelle solution proposer en guise de prévention ? L’art pour redonner espoir.
Un contre un
Le second début nous entraîne dans une sorte d’opéra rythmé par les mouvements de bassins des interprètes qui semblent possédés par leurs appareils génitaux. On discerne le bruit d’un cœur qui bat, de plus ne plus fort, prisonnier d’une poitrine, mais laquelle ? La nôtre, celle des bastards ? Les battements s’accélèrent avant de devenir l’unique fond sonore dans une sorte de « boum boum » de basses semblables à celles que l’on entendrait dans une boîte de nuit. Les neuf corps – cinq femmes et quatre hommes – sont toujours possédés ; par le sexe, la musique et par le « boum boum ». Certains duos se transforment en affrontements de corps ivres pendant que la scène devenue club se vide. On lit des moments de doute et de solitude dans les yeux de certains. Soucieux du regard des autres, – de nos regards peut-être – ils dansent.
Les duos changent et les dynamiques aussi. Certains se soutiennent, d’autres s’affrontent; certains se séparent, d’autres se rencontrent. Des rencontres qui interrompent la trajectoire de chacun et les dévient, plus ou moins longtemps. Gravel présente un monde peuplé d’êtres égocentriques et narcissiques, un monde peuplé de bastards. Nous sommes ces bâtards, notre génération, celle qui publie ses selfies sur Instagram accompagnés de hashtags dans l’espoir d’obtenir le plus de likes possibles. Une génération en quête perpétuelle d’attention et de validation qui danse pour les autres.
Par moment, on croirait assister à une répétition générale, non pas du spectacle, mais de la vie. Comme si les interprètes s’entraînaient les uns devant les autres à chercher, trouver puis garder l’amour. Entre deux morceaux, on entend leurs souffles, ils nous regardent ; nous sommes face à une exploration, un questionnement humain durant lequel un silence nécessaire pèse. I’m so busy / Guess I was busy résonne en arrière de la scène pendant que deux hommes immobiles et de profil attendent. Une femme rejoint l’un deux, se dresse face à lui, comme s’ils s’étaient enfin trouvés. Ils se serrent très fort, s’enlacent, s’entrelacent. Il l’embrasse sur le front puis s’éloigne au son de You could have helped me believe in my own self.
Un plus un
Les couples se multiplient. Face à nous, huit personnages répètent la danse pendant que la neuvième attend au milieu de ces duos silencieux et respectueux. La beauté de cet instant nous donne envie de s’agripper à l’autre, de se blottir contre l’autre, d’être soutenu partout et tout le temps. Ils changent de côté et restent ensemble, essayent autre chose, se repoussent pour mieux se retrouver. La musique met l’emphase sur ces duos saisissants tandis que l’éclairage se dissipe. Dans la pénombre, semblent apparaître leurs qualités et leurs défauts ; bras tendus l’un vers l’autre No I don’t trust nobody. On entend de nouveau les battements de cœur, certains font des mouvements de vague avec leurs corps, comme des amants aimantés l’un à l’autre. Peut-être la solution est-elle là, se donner de l’espoir, deux par deux. Se réfugier dans les bras de quelqu’un, résoudre, non pas la misère du monde, mais les craintes d’une seule personne. Être là pour l’autre, être seuls à deux.
Pendant que certains se tirent les cheveux, s’étranglent puis s’enlacent, des faisceaux lumineux traversent la scène puis la salle, d’arrière en avant. Transperçant un duo sur son chemin, la lumière les sépare. Tout à coup, ils prennent conscience qu’il y a des gens autour, ils ne sont pas deux, ils sont seuls face à tous, face à nous. Les interprètes entament un mouvement vers l’arrière comme pour éviter un coup, fuir quelque chose. Hésitant, devraient-ils au contraire rester droit et encaisser ? S’en prendre plein la face, ne pas s’affaisser, ne pas succomber. S’approcher du sol, chercher un peu de répit. Il n’y aura pas de répit pour les bastards ; juste des coups et des secousses.
Lutter ensemble
S’ensuivent des coups de tête contre le sol, une sorte d’automutilation dont nous sommes tous coupables au quotidien. À l’ère du numérique, impossible de ne pas subir la violence de l’information et du monde qui nous entoure ; regarder toujours plus de nouvelles, lire des histoires de meurtres, de disparitions, de viols, lire sur les attaques, les attentats, les kamikazes. Vouloir tout voir, tout entendre et tout savoir. Il faut lutter pour survivre, continuer d’être et d’exister, remonter petit à petit à la surface. Il faut accepter certaines blessures, les encaisser et remonter. Hocher la tête en rythme, par choix cette fois, arrêter de subir, lutter ensemble. Danser, se soucier de rien, faire le marteau piqueur avec sa tête, frapper le sol et faire payer au monde. Refuser d’être passifs, refuser l’injustice.
On entend les claquements de leurs épaules contre le sol, des corps à terre mais qui ne sont pas vaincus, essoufflés mais vivants. On revient à des besoins primitifs, on se concentre sur des choses que l’on sait faire pour survivre : boire, danser et baiser. Sans les dissocier les uns des autres, on s’est attaché à chacun des neufs héros de ce récit ; ce sont des bâtards, comme vous et moi. Petit à petit, ils se relèvent et ne tomberont plus. Ils dansent ensemble en signe de victoire, la musique est pleine d’espoir. Nous aussi, on a envie de se relever, de danser sur la scène ou sur notre siège, d’être en vie.
crédit photos : Stéphane Najman