À pieds joints

Un vent se lève qui éparpille, texte de Jean Marc Dalpé, adaptation pour la scène de Johanne Melançon, Geneviève Pineault et Alice Ronfard, mise en scène de Geneviève Pineault, avec David Boutin, Roch Castonguay, Annick Léger, Robert Marinier, Milva Ménard et Bryan Morneau. Présenté au théâtre La Licorne (Montréal) du 8 au 12 novembre 2016, au Théâtre français de Toronto (Toronto) du 1er au 4 décembre 2016 et à la Nouvelle Scène (Ottawa) du 7 au 10 décembre 2016.

///

Créée à l’hiver 2016 par le Théâtre du Nouvel-Ontario au Centre National des Arts d’Ottawa, l’adaptation de l’unique roman de Jean Marc Dalpé Un vent se lève qui éparpille arrivait sur les planches de La Licorne pour quatre soirs de novembre. Le livre avait valu à Dalpé un troisième Prix du Gouverneur Général en 2000, tandis qu’il avait déjà été primé pour sa pièce Le chien en 1989 et, en 1999, pour une autre pièce Il n’y a que l’amour, toutes deux éditées, comme le roman, chez Prise de parole. Mettre en scène un roman connaît toujours son lot de pièges — la langue et les codes n’étant pas les mêmes —, même si ici le romancier est avant tout dramaturge.

Dans une ville minière du Nord de l’Ontario, Joseph a accepté de prendre sous son toit la fille de son frère. Il y a maintenant près de dix ans que cette promesse a été faite, celle de l’élever, de la nourrir, de la protéger, d’être un père pour elle. C’est l’été de ses dix-sept ans, l’été où, d’un coup, elle devient une femme. C’est aussi l’été où Marcel, un jeune de son âge, s’éprendra d’un amour fou pour elle, si fou qu’ils rêveront ensemble de fuir cette terre pour quelque chose de mieux, un endroit pour eux seuls.

Un Vent se lève

Dès le début de la pièce, le drame est annoncé. Bien qu’il nous soit encore intangible et raconté par bribes et par différents personnages, on sait que le sang a coulé, que l’amour s’est rompu, que l’impensable a été commis. Un peu à la façon du Bruit et la Fureur de William Faulkner dans lequel on n’a accès au personnage principal que par la narration d’autrui, ici chaque personnage orbite autour de la figure de Marie, dont le monde s’effondrera devant nous, devant elle. Un autre aura couché avec elle au grand désarroi de Marcel, surtout qu’un enfant naîtra de cette rencontre. Le jeune ira jusqu’à abattre l’homme qui lui a pris tout ce qui comptait pour lui, Marie. S’enfonçant dans un mutisme, Marcel se retrouvera derrière les barreaux.

Il se trouve que l’homme abattu par balle est Joseph, l’oncle de Marie, le père de l’enfant dont elle est enceinte. Bien que plusieurs croient qu’elle porte l’enfant de Marcel, le bon paroissien et bon père sera mis en terre avec cette rumeur noircissant sa réputation. Et il y aura sa femme, Rose, portant le secret ou aveugle devant la vérité, qui se lèvera un soir, marchant vers la rivière Waba pour s’y enfoncer en maudissant tant Dieu que son mari, elle qui n’a plus la force de haïr. 

Un Vent se lève

Éviter le sujet

Sur scène, une reproduction d’une grange aux lattes de bois espacées pour jouer avec la lumière, installation à laquelle on peut s’accrocher, se pendre, sur laquelle on s’appuie ou se couche, bref où l’on peut tout faire et ne rien dire à la fois. Les scènes entrecoupées de chansons composées à partir des poèmes de Dalpé qui se trouvent dans le roman et qui rappellent un peu les textes de Lisa Leblanc ponctuent les révélations à la façon d’un téléroman.

La metteure en scène, Geneviève Pineault, aidée de Johanne Melançon et d’Alice Ronfard, signe aussi l’adaptation pour la scène. En optant pour une perspective plus narrative, elle a décidé d’expliciter la dimension romanesque par l’entremise des acteurs, qui tantôt en dialogue, tantôt en monologue et la plupart du temps dans une narration, nous expliquent exactement ce qu’ils sont en train de faire et de dire. De cette façon, le texte s’en trouve complètement désincarné, amenant le spectateur à se demander s’il assiste à une lecture publique ou s’il fait face à une réelle proposition théâtrale. Et comme s’il n’était pas à même de suivre une action déconstruite, on lui impose deux autres personnages, en l’occurence deux villageois interprétés par Roch Castonguay et Robert Marinier (au jeu si caricatural qu’ils semblent s’être enfuis du théâtre La Marjolaine l’été dernier) qui font des apparitions à titre de commères du village, à la façon d’un chœur dans une tragédie grecque.

Elle décide aussi d’en rajouter en demandant aux acteurs de rompre très explicitement le ton entre la langue narrative et lyrique de Dalpé et les dialogues vivants et explosifs. Il en résulte une mise en scène et un jeu schizophréniques qui ont pourtant le défaut d’être monotones, comme dans la scène où Rose (Annick Léger) se jette dans la rivière Waba, en nous entretenant de la lune et du ciel avec lyrisme, tout en entrecoupant plusieurs fois son envolée d’un «CRÈVE!» bien senti avec l’écume aux lèvres. C’était éprouvant, au mauvais sens du terme.

Il ne s’agit pas là ni de la première ni de la dernière piècent qui ratent sa cible. Par contre, il y a dans cette pièce quelque chose qui dérange, qui choque, dans le traitement du sujet, car il est question d’un inceste aux conséquences atroces. Un oncle couche avec sa nièce, la met enceinte, avant de mourir sous les balles du copain de cette dernière. L’un se retrouve en prison, l’autre, six pieds sous terre, et la femme de ce dernier attendra de tenir véritablement l’enfant du drame dans ses bras pour voir la vérité en face avant de se jeter dans la rivière.

L’inceste est un thème qui, bien que difficile à aborder, a été ici cristallisé dans des stéréotypes. Il est important pour l’art de se l’approprier, de le questionner, en cérant un dialogue, ce qu’Il fait de mieux en somme. Ce qui fascine pourtant dans Un vent se lève qui éparpille, c’est l’incessante esquive de ce dialogue qui ne laisse place qu’aux clichés qui prolongent la mythification de cette sacro-sainte histoire de famille où tout le monde est un peu coupable de son propre malheur.

En voulant explorer trop en nuance, on dépeint Joseph comme un homme qui n’a jamais pensé à commettre un tel acte avant que Marie ne devienne femme. Et lorsque cette envie incestueuse l’habite, il fait tout pour l’éviter, car elle trouble, il va sans dire, sa vie rangée. Tout cela arrive contre son gré, ce sont des instincts, qu’il ne contrôle pas bien sûr. Jusqu’à ce jour où elle vient le rejoindre dans la grange, faisant les premiers pas, et que, sans mot dire, l’inévitable advienne (et dois-je insister sur le grotesque de la scène où un oncle et une nièce — en l’occurrence prénommés Joseph et Marie — copulent sur des bottes de foin dans une grange du Nord de l’Ontario?).

En somme, Marie perdra son amoureux qui finira en taule, son oncle, lui, se retrouvera sous terre et sa tante aboutira enfin sous l’eau, celle dont l’impassabilité atavique face à la situation aggrave la situation tout en la rendant pathétique. Car dans cette histoire, c’est Marie qui est coupable de tout : c’est elle qui est devenue femme, qui a fait les premiers pas, qui ne s’est pas fait avorter et qui n’a rien fait lorsqu’elle a vu son copain abattre son oncle.

Un Vent se lève

Bien entendu, le soleil se lèvera avant la fin de la pièce, et Marcel, tout frais sorti de prison, rejoint Marie au cimetière pour porter tante Rose en terre. Le petit Méo court autour d’eux avec l’argent du couple mort dans le drame. Les jeunes amoureux achèteront un garage dans un village de la région, ils vivront sans heureux et auront, peut-être, de nombreux enfants. Suite au terrible drame, les personnages s’en sortent, semble-t-il, avec un quasi-haussement d’épaules comme si c’était des choses qui arrivent, sans jamais questionner la gravité de ce qui s’est passé.

À quoi sert le théâtre ? À quoi sert la littérature ? À quoi sert l’art ? Des questions dont on pourrait débattre longuement bien entendu, et c’est bien ainsi. Ils devraient toutefois éviter de renforcer les clichés et les stéréotypes, surtout lorsqu’ils abordent des sujets difficiles, en reprenant le discours commun sans y apporter d’éléments qui permettent de réfléchir et de questionner dans le but d’ouvrir un réel dialogue. C’est malheureusement le piège, qu’on croyait facilement évitable, dans lequel l’adaptation d’Un vent se lève qui éparpille est tombé à pieds joints. 

crédit photos : Marianne Duval