Voir double
Jonathan Ames et Dean Haspiel, Alcoolique, traduction de Fanny Soubiran, Monsieur Toussaint Louverture, 2015, 144 p.
///
Jonathan A., le protagoniste du roman graphique Alcoolique, n’a ni l’envergure littéraire ni l’alcoolisme glamour des légendaires écrivains-buveurs Poe, Fitzgerald, Hemingway, Kerouac ou Bukowski, mais n’en connaîtra pas non plus les pénibles fins de vie. Du moins, son récit s’achève-t-il alors qu’il a 37 ans, et qu’il se résout à ne plus boire… une fois de plus.
A. écrit des romans policiers qui connaissent un certain succès, ce qui lui fournit des doses régulières d’estime de soi qui ne l’empêchent toutefois pas de se livrer à des épisodes fréquents de beuveries sévères pendant lesquelles ses inhibitions sont au plus bas, l’inclinant à accepter toutes les propositions, de la prise de drogues dures aux coucheries avec son meilleur ami, une drag-queen ou une femme naine d’âge avancé. S’il boit d’abord pour surmonter sa timidité de jeune adulte lors de fêtes universitaires, il s’enfonce progressivement mais sûrement dans l’addiction par «besoin de disparaître, de [s]’oublier, quitte à [s]e détruire, totalement». Piètre amant, amoureux malchanceux et un brin pleurnichard, presque chauve et préoccupé de l’être, buveur peu compétent (constamment malade, éventuellement incontinent), Jonathan A. n’a pas l’étoffe d’une légende. Il est un alcoolique ordinaire et un écrivain moyen; des destins marginaux, certes, mais sans plus. (J’allais écrire : On en connaît tous.)
Jeune homme américain éduqué, nanti, mais pourtant jamais entier, A. est constamment à la recherche d’un refuge contre une angoisse sourde. La perte (de vue) d’un ami cher, sorte de double qui lui donnait la confiance en lui que l’alcool n’arrivera jamais à suppléer, est au cœur du manque de A. Son meilleur ami Sal (une allusion à Sal Paradise de Sur la route, lui même un doublon de Kerouac?), compagnon inséparable des premières armes, occupe dans cette perspective la part manquante, masculine dans la mesure où leur séparation affecte A. jusque dans son intimité sexuelle.
Toutefois, le lecteur attentif ne manquera pas de remarquer combien le spectre de la mère disparue hante le texte. La figure de la tante Sadie, seule membre de la famille de A. qu’il côtoie (ses parents sont décédés dans un accident), joue à cet égard un rôle évident de substitution maternelle, lui prodiguant affection et écoute, tout en le fouettant dans ses moments de déprime. Sa présence rassurante et terre-à-terre tranche avec les frasques misérables d’ivrognerie de son neveu, venant ainsi scinder en deux la vie de celui-ci. De même, lors des quelques périodes où A. est en relation amoureuse, l’alcool est tenu à l’écart.
Le texte autobiographique de Jonathan Ames — «une œuvre de fiction où presque tout est vrai» selon l’achevé d’imprimer —, ne parvient pas, à lui seul, à transcender la prémisse fade d’un alcoolisme commun. Il ne ressort de la «petite vie surprotégée» de Jonathan A., dont il prend tout particulièrement conscience au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, que peu d’éléments pour nous surprendre, nous toucher. Jonathan A. semble vivre les événements qui se produisent autour de lui avec une faible intensité, éclipsés par ses pulsions dipsomanes ou alors ramenés narcissiquement vers lui :
Il y a moins de 24 heures, je parlais [lors d’une lecture dans une librairie] de mes déboires scatologiques en distribuant un schéma sur la progression de ma calvitie. Ma vie n’aurait pu être plus frivole, plus ridicule, plus insignifiante.
Voilà que le monde s’écroule et je n’ai même pas le courage de m’abstenir de boire.
Le récit comporte bien certains retours temporels qui interrompent la linéarité de l’ensemble — notamment parce que A. est obsédé par certaines anciennes relations auxquelles il revient toujours — et dose efficacement les récitatifs et les dialogues, mais peut surtout compter sur l’admirable capacité de son illustrateur à mettre en espace des éléments-clé mais somme toute discrets du texte de Ames et du personnage de A.
C’est en effet Haspiel
/01
/01
Dean Haspiel a notamment été le dernier illustrateur à avoir collaboré avec Harvey Pekar (American Splendor) avant son décès en 2010.
qui réussit véritablement à extraire les enjeux conflictuels du texte et à les poser sous nos yeux. Par des planches parfois brillantes aux compositions souvent symétriques et toujours dynamiques, Haspiel est l’architecte d’un dispositif visuel qui crée le relief qui fait défaut au texte de Ames. Son découpage de la psyché du personnage central et sa mise en relation d’états de ce dernier, souvent par opposition, permet de donner corps à la correspondance autobiographique entre Ames et A., mais permet surtout d’explorer la dualité interne de A. écrivain/A. soûlard et celle encore de A. écrivain/Max Irwin (l’alter ego de A. dans ses romans).
Comme c’est le cas dans un nombre incalculable d’histoires d’alcoolisme depuis L’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, les thèmes de la dissociation et de la fuite sont au cœur d’Alcoolique. Une telle filiation limite sans doute les possibilités de renouveler les ressorts narratifs des textes qui s’y attachent. On sent dans le texte de Jonathan Ames une volonté nette de miser sur l’humanité du personnage et l’empathie évidente que l’auteur porte à l’endroit de son ténébreux Némésis, par un pacte autofictionnel qui repose néanmoins sur un récit assez conventionnel, voire monochrome. Le dessin de Dean Haspiel stimule heureusement et considérablement l’expérience de lecture de ce roman graphique, dont l’autre versant de la réussite est imputable à l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture, d’une passion indéniable pour l’objet-livre et qui n’aura négligé aucun soin (assurant en tout premier lieu une traduction de fort bonne qualité du texte
/02
/02
Le livre original, The Alcoholic, est paru en 2008 chez DC Comics.
) pour donner vie — et espoir, peut-être — à cet Alcoolique.