Les beaux regards

m.ange_308_caroline_laberge_1
21.10.2015

La morsure de l’ange, texte de Daniel Danis déposé sur des images d’Alain Lavallée et de José Babin, avec la collaboration artistique de Fabrizio Montecchi ; musique de Guido Del Fabbro ; ombres d’Alain Lavallée ; images vidéo de Martin Laroche ; décor de Loïc Lacroix Hoy ; costumes et accessoires de Valérie Gagnon Hamel ; éclairages d’Andréanne Deschênes ; voix hors champ de Paul Dion, Denys Lefebvre et José Babin ; voix chantée de Safia Nolin ; avec Denys Lefebvre et Alain Lavallée.

Une création du Théâtre Incliné en coproduction avec le Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières (France) et Casteliers (Montréal), présentée à Espace GO du 20 au 24 octobre 2015 (en codiffusion avec le festival Phénomena).

///

 

Il y a quelque chose d’ironique à ce que vous laisse froid un spectacle qu’on se plaît à vendre avec cette phrase au potentiel certes accrocheur : « Janvier 2010, j’ai congelé mon père. », quelques mots qui ne sont pas sans rappeler le titre du premier long métrage de Xavier Dolan. Sans compter que dans La morsure de l’ange, Daniel Danis n’a pas manqué, en plus de cryogéniser le géniteur, et fidèle à son habitude, d’également tuer la mère. En effet, Sandrine est décédée au moment de donner naissance à Florient ; celui-ci évoquera notamment la période de bonheur « avant que [s]a mère accouche et meure de [lui] » grâce à des pellicules qui défilent sur un mur, histoire dont il aurait aimé, de son propre aveu, être le réalisateur.

Spectateur de son drame jusque dans son patronyme, Florient Beauregard sera également l’opérateur de la séance du visionnement, répondant à l’ordre que lui lancera son père deux fois plutôt qu’une : « Farme ta gueule, pis pars le film ! » Partir un film comme on partirait un char – puisque Beauregard père fut jadis propriétaire d’un ciné-parc maintenant devenu un charnier d’automobiles ou, pour le dire avec l’auteur, un « HLM d’animaux ».

C’est bel et bien à du Danis qu’on assiste ici, et comme toujours une image en appelle une autre. Ainsi nous fera-t-on visiter le « cimetière des amours enfouies » du protagoniste, ces « animaux de [s]a vie » parmi lesquels se trouve également la paire de bottes en serpent – « comme [s]on père » – que celui-ci lui a offerte lorsqu’il avait huit ans ; « Ça faisait du bruit, je devenais visible », se remémorera-t-il. Les sens se superposent, les actions aussi puisque le garçon qui s’est fait un devoir de ne jamais enlever ses bottes se retrouvera un jour à l’hôpital pour qu’on les lui enlève afin de soulager ses orteils tout recroquevillés et ensanglantés, et pour ce faire son paternel n’hésitera pas à l’attacher au lit… tout comme plus tard Florient attachera le premier parce qu’il a, du jour au lendemain, perdu ses sens. Tout comme, également, le protagoniste a vu le jour au moment où sa mère vivait son dernier, scène fatale dont il sera éventuellement le témoin puisqu’il aura lui-même un seul enfant, mort-né, « un petit de rien » qui, « dans [s]es mains », a « figé pour l’éternité », au plus un fœtus qui n’aura jamais pu admirer le visage de ses parents.

Le travail d’Alain Lavallée et José Babin (en collaboration avec Fabrizio Montecchi) est fort efficace pour rendre compte du « texte matière » de Danis – tel qu’il l’écrivait dans le programme du spectacle – que les metteurs en scène préfèrent appeler un « scénarimage ». Privilégiant l’image sans négliger la beauté poétique des mots de Danis qui ne sont pas, contrairement à ce que Florient affirme, que « des nuages sans poids », La morsure de l’ange est ce « troupeau d’ombres et de lumières » que le jeune homme rêvait pour son père.

morsure_227_caroline_laberge

crédit photos : Caroline Laberge

Et pourtant un doute demeure. Est-ce parce qu’une partie seulement de la matière textuelle a apparemment été utilisée pour produire le spectacle qu’on ne cesse de se demander quel est le sens à donner au spectacle ? Pendant que la vie ici côtoie continuellement la mort, pendant que la représentation se joue constamment du passé, du présent et du futur, on saisit mal ce qu’il y au-delà du sentiment ambigu qu’éprouve Florient à l’égard de son père : « Parce que des fois t’étais fin en maudit », lui dira-t-il, simple tentative d’exprimer sa vénération tout de suite après avoué sa haine ?

Car un matin le père « se lève comme ça, sénile », là mais plus là, ce qu’incarne à merveille le mannequin, plus que machine et moins que personne, masse inanimée que le protagoniste manipulera parfois tel un gamin qui s’amuse à articuler ses figurines, mais qu’il devra aussi littéralement porter sur ses épaules. Le laisser dehors, dans la tempête, jusqu’à ce que le froid mordant fasse son travail et le recouvre d’une pellicule de glace. Le garder intact mais inaccessible.

Tel un souvenir auquel on s’accroche. Cette scène de Noël par exemple où l’on reçoit des pistolets de cowboys et un chapeau d’Indien, scène qu’on rejoue avec un peu d’alcool dans le nez devant un corps devenu sapin illuminé pour l’occasion. Drame rétro morcelé plus nord-américain que québécois – jusqu’à ce que le père prononce quelques rares paroles –, La morsure de l’ange est peut-être la métaphore de notre condition, nous qui aimons, figés devant l’écran de notre vie, nous rejouer encore et encore la scène de notre tendre enfance.

En cinéma, on appelle ça un arrêt sur image. Et cela annonce généralement la fin d’un récit.

Articles connexes

Voir plus d’articles