Un, deux, un, deux, check, check
Oxygène, texte de Ivan Viripaev, traduction de Élisa Gravelot, Tania Moguilevskaia et Gilles Morel, mise en scène de Christian Lapointe, production Le Groupe de la veillée, avec Ève Pressault et Éric Robidoux, présenté au Théâtre Prospero jusqu’au 3 octobre.
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Tu arrives, tu tends ton billet et on te dirige vers ce que tu croirais être la scène, mais le couloir est étrange, en toile blanche.
Tu reconnais ces fenêtres dites «plein cintre», faites de vinyle transparent. C’est un chapiteau, long et rectangulaire. Tu y pénètres, il y a un bar au fond et partout des tables rondes de PVC blanc. Avec 6 ou 8 chaises autour. C’est un bingo, une fête foraine, non, une noce. Tu es dans une réception de mariage. Il fait chaud, les spots partout sont vifs et une boule disco pend du plafond de vinyle.
Tu achètes une bière et tu choisis une table. Une dame seule y est déjà assise. Tu remarques Christian Lapointe assis sur un tabouret au bar. Il n’a pas l’air nerveux, il parle.
De la musique, forte, se met à jouer. La fête commence et la musique n’arrêtera pratiquement jamais. De la musique danse, ou house, ou psy-trance, ce n’est presque pas de la musique, c’est un canevas de musique, un schéma de musique, synthétique et faite de rien, de 1 et de 0, de boom et de tss qui n’arrêtent jamais : et ça te donne malgré toi le goût de make some noise.
Deux micros sur le petit stage en avant. Et l’acteur Robidoux arrive du fond, en smoking, ou enfin sans le veston peut-être, tu ne t’en souviens plus. Il y avait des phrases projetées sur le mur derrière la scène – elles sont reproduites dans le programme -, mais maintenant, c’est seulement écrit «Composition 1». Ce sont des compositions, mais tu te diras ce sont des commandements, dix.
Et l’acteur Robidoux parle. Ça n’arrêtera pas. Il parle avec un accent de Québec et gesticule, curieusement. Des gestes reviennent. L’un d’eux est le suivant : coudes à la hauteur des épaules, avant-bras pendants qui font des arcs de cercle dans l’axe du corps. Un mouvement plutôt ridicule qui, à force d’être répété et mis en relation avec le texte, précisera sa sémantique : «les danseurs dans sa poitrine se sont arrêtés».
Et puis l’actrice Pressault rejoint son conjoint en robe de mariée. Elle parlera, elle aussi, sans arrêter, avec des gestes, les mêmes et d’autres encore, et ensemble ils échangeront. Tu es scotché par tout ce qu’ils peuvent raconter dans leur micro, par ces histoires de 2 Sasha, 1 tuée avec une pelle, l’autre concupiscente. Ils se posent des questions, naïves seulement en apparence, comme deux enfants argumentent Boy George ou Michael, Jem ou Pizza :
– Qu’est-ce qui est le mieux : le porc ou le chameau? New York ou l’Islam? Le sexe ou l’amour?
Tu étudies leurs mouvements : main en croissant comme Boeing approchant sa tour jumelle, main brimbalante devant l’entrejambe, poing-fusée, tu inventes les noms. Et puis, ceci :
– Comment j’vis ma crisse de vie?
Et ça :
– Qu’est-ce qui est fondamental?
– Si tu m’dis l’oxygène, je sors de scène.
Tu prends une pause. Tu penses à O2. À 2 atomes d’oxygène, à 2 O. À 2 poumons qui se gonglent, se vident. Tu repenses à cette idée qui t’angoisse parfois : nous respirons tous le même air. Et puis tu penses à trop d’air, à l’hyperventilation, à l’oxygène pur qui brûle à ce qu’il paraît. Au gaz hilarant.
Tu prends conscience que la musique a cessé. Le texte, l’époustouflant texte de Viripaev est suspendu. Tu regardes la boule disco, la lumière.
Tu es lié.
Nous sommes liés.
Comme une bulle qui s’échappe de ta bière, quelque chose est apparu à ta conscience. Tu l’entends : pop.
On t’avait demandé : «Le sens a-t-il du sens?»
Pop.
Les mots, les gestes. Pop.
La musique.
L’autre.
Tu as absorbé tout ça. Plus rien ne t’apparaît différent. Tu es toi, et formidablement vivant.
Tu sors du théâtre parfaitement électrisé. Tu ne parles plus à tes amis qui t’accompagnaient, tu cries. Tu leur dis que tu veux aller danser.