Entrevue avec Érik Bordeleau : pour une conception transindividuelle de la communauté
Récipiendaire du Prix Spirale-Éva-le-Grand en 2013 pour Foucault Anonymat, Érik Bordeleau a publié récemment Comment sauver le commun du communisme ? aux éditions du Quartanier. La proposition audacieuse du livre a retenu notre attention pour le dossier « Insurrections », et nous avons tenu à le rencontrer.
///
Spirale : Dans votre ouvrage, vous vous intéressez au cas de la Chine, et vous reconnaissez les excès du maoïsme. Ce grand projet collectif de révolution culturelle s’est, en effet, soldé par un échec tant sur le plan de l’histoire que sur le plan des subjectivités. En même temps, vous dénoncez la volonté libérale d’isoler les individus. Comment proposez-vous de réconcilier le commun et l’individuel ?
Érik Bordeleau : Dans la foulée de ce que j’ai essayé de développer dans Foucault Anonymat, je pars du problème de la privatisation des existences, c’est-à-dire de comment nos vies se présentent, en régime néolibéral, comme des trajectoires de valorisation sur-individualisées. Nous sommes constamment amenés à nous concevoir tout un chacun comme des entrepreneurs de soi, des petits gestionnaires de notre capital social, biologique, culturel, en compétition les uns avec les autres. Nous sommes d’ailleurs aux prises avec un paradoxe : le sémiocapitalisme, c’est-à-dire le système économique qui opère en prise directe sur nos affects, nos désirs et nos penchants pour en faire des éléments de valorisation et de production, tend à dissoudre les liens communautaires alors même qu’il tire sa puissance des captures qu’il réalise sur les processus relationnels.
Nous voilà donc enfermés dans un rapport au monde appauvri et destructeur. C’est quelque chose de finalement assez banal, que chacun éprouve de multiples façons, et pourtant il n’est pas toujours facile de nommer et de faire fond de cette évidence sensible. Le commun est en deuil, le commun est en reste : il apparaît comme quelque chose de marginal et menacé. Encore faut-il s’en persuader, et nous montrer collectivement à la hauteur de ce qu’il fait l’objet d’une offensive concertée, d’une guerre ouvertement déclarée.
Spirale : Dans le livre, vous proposez de mettre de l’avant un « communisme de la résonance ». Qu’entendez-vous par cette expression ?
ÉB : Le communisme a été envisagé historiquement comme un projet de transformation radicale du monde, avec en son cœur la production d’un homme nouveau qui fait table rase de la subjectivité bourgeoise. Ce volontarisme révolutionnaire, on le connait bien, il supposait entre autre une foi aveugle dans le progrès et un engagement militant reposant sur une conception de la liberté comme pure capacité de détachement. Le sujet révolutionnaire ainsi produit s’est voulu aussi imperméable que possible aux contextes dans lesquels il se mobilisait. Ce verrouillage métaphysique a l’avantage de produire un socle subjectif stable pour l’action. Mais cette autonomie radicale revendiquée a aussi les allures d’un désastre relationnel programmé.
Le communisme de la résonance, c’est une manière de mettre l’accent sur ce qui se joue entre les êtres, la propulsion affective générée par les rencontres heureuses, par les agencements qui nous font éprouver une augmentation de notre puissance. Cela ne va pas de soi, on le sait bien, c’est précieux et ça requiert qu’on en prenne soin.
J’imagine que d’une certaine façon, il y a toujours quelque chose de cet ordre qui a été convoqué par ceux qui se sont dit communistes. Le sentiment de quelque chose qui à la fois nous échappe et nous anime, le sens d’un rythme ou d’un momentum qui fait monde, une sorte de secret de fabrication de l’être-ensemble tenu en commun, un secret qu’on appelait jadis « solidarité ». Mais on dirait que le « isme » du « communisme » en est venu à faire écran et à occulter cet en-commun vibrant. D’où l’idée de le « sauver », ou enfin, de le faire résonner autrement.
Spirale : La question politique est présente tout au long du livre, mais toujours dans un rapport entre le pouvoir et les subjectivités. Pensez-vous également à la mise en application politique de ce projet ?
ÉB : La mise en application… c’est toujours bizarre, ce genre de questions. J’ai l’impression d’avoir fait quelque chose de très concret dans ce livre, mais bon, je perds parfois de vue que j’écris de la théorie, de la théorie imagée, mais de la théorie quand même! Mon essai est écrit depuis une perspective très précise : en tant que québécois, je n’ai jamais connu le « socialisme réellement existant » sinon de loin, comme quelque chose d’un peu irréel et de passablement monstrueux. Je n’ai évidemment aucune sympathie pour les pratiques dictatoriale et le formatage agressif des subjectivités. Mais en allant faire des recherches sur le rapport du cinéma chinois indépendant contemporain et la mondialisation dans le cadre de mon doctorat, j’ai été forcé de prendre acte du maoïsme et de l’importance déterminante du communisme dans l’effort de modernisation auquel la Chine s’est livrée dans le courant du 20ème siècle. Il y a quelque chose d’inouï là-dedans, ces extraordinaires mobilisations de masse, ce désir inébranlable de faire tabula rasa du passé conçu comme une tare et une faiblesse… c’est très difficile de prendre la mesure de tout ça, et c’est pourquoi c’est si facile aussi à diaboliser, comme si cette formidable (et désastreuse) aventure humaine n’était que l’incarnation d’un mal absolu, absolu parce que déshistorisé.
Je pense par exemple au gouvernement Harper, qui mène une politique de nation-building et qui multiplie l’érection de monuments commémoratifs ces dernières années. Le prochain en date, qui fait l’objet d’une vive contestation, c’est un monument en l’honneur des victimes du communisme près de la colline parlementaire à Ottawa. Pour Harper, communisme, nazisme, terrorisme, c’est une seule et même chose : un péril pour la liberté humaine. Évidemment, c’est un amalgame ridicule. Mais n’empêche, son offensive table sur le fait qu’on peine à dégager les horreurs avérées du maoïsme ou du stalinisme de l’inflation moraliste contemporaine et ses effets de domestication du politique.
Spirale : Il en irait, en somme, d’un travail du regard qui chercherait à repenser nos rapports au commun ?
ÉB : Ce serait un travail en au moins deux temps. La composition de ce livre vise à faire éprouver une certaine teneur existentielle, une expérience sensible de l’être-en-commun. C’est pour cela qu’il se termine avec une anecdote d’un atelier de philosophie pour enfants, qui relate un moment de grâce transindividuelle pour ainsi dire, éprouvé dans l’élément de la pensée. Mais le livre témoigne aussi d’une tentative de raccord historique, en retraçant à grands traits le déploiement du communisme sur son volet esthétique de production de l’homme nouveau.
Spirale : Est-ce qu’il n’y a pas un côté terrible au commun quand il débouche sur les mouvements de masse ?
ÉB : Ce n’est pas de cette manière que les choses se présentent. Le commun, à mon avis, n’a rien à voir avec l’idée de masse. L’idée de commun ou de communauté à laquelle je renvoie tout au long du livre correspond à une tentative pour nommer ce qui insiste entre les êtres. Le commun en ce sens, ce n’est pas, ou pas seulement, quelque chose qui préexiste, comme une histoire commune ou une identité partagée. C’est quelque chose qui participe d’un pluralisme ontologique, d’un plurivers pour le dire avec William James, une forme de communication transversale et constamment renouvelée entre des êtres qui activement diffèrent.
Spirale : Vous parlez d’une intersubjectivité ?
ÉB : Techniquement, non. L’intersubjectivité suppose des sujets préformés qui « ensuite » entrent en relation. Quand on emprunte cette voie-là, on en arrive rapidement à une conception de l’espace public et de la raison communicationnelle qui ne dépasse pas le plan de la représentation. Ce n’est pas du tout l’optique dans laquelle je m’inscris. Je renverrais ici à l’idée d’amitié telle que la développe Agamben, qui implique une expérience immédiate et en-deçà de la reconnaissance mutuelle, dans le vif de l’anonymat : « l’amitié est cette désubjectivation au cœur même de la sensation la plus intime de soi ». Il y a quelque chose d’à la fois joyeux et mystérieux là-dedans, et c’est précisément ce que j’explore dans le dernier chapitre du livre, « Du commun, de la résonance et d’autres choses obscures et animées ». La question de la résonance implique la possibilité d’une co-individuation, d’une émergence sensible, de quelque chose qui ne serait pas pré-donné, mais qui prend consistance dans le rapport entre des êtres. C’est ce que Gilbert Simondon appelle le transindividuel, un philosophe que Agamben apprécie d’ailleurs beaucoup. Cela peut sembler abstrait, étant donné que nous sommes encore davantage portés à penser en termes d’individu plutôt que d’individuation. Mais il me semble que ce concept évoque une forme d’immédiateté sensible qui correspond de plus près à notre expérience du monde que ce que le modèle de la reconnaissance sociale et de l’intersubjectivité propose.
Spirale : Depuis la crise économique de 2008, nous assistons au réveil de mouvements sociaux un peu partout dans le monde. Pensez-vous que le manque d’une communauté soit à l’origine de ces mouvements ?
ÉB : Il y a clairement une joie qui se manifeste spontanément à chaque fois que des êtres s’assemblent. J’aime l’image de l’égrégore que le comité invisible ravive dans leur dernier livre, À nos amis. Le médecin Pierre Mabille, compagnon de route du surréalisme, a défini le terme égrégore comme un « groupe humain doté d’une personnalité différente de celle des individus qui le forment. » En tout expert des choses palpables et impalpables qu’il est, le docteur Mabille indique que « la condition indispensable, quoiqu’insuffisante » pour l’émergence d’un égrégore « réside dans un chaos émotif puissant », et que sa synthèse nécessité « une action énergétique intense. » Voilà une belle piste pour enquêter sur le commun sensible et les modes de formation de ces corps collectifs qui ont essaimés aux quatre coins de la planète!
Spirale : Vous parlez d’amitié, mais qu’en est-il d’un ensemble plus large comme la société, par exemple ? Où commence-t-elle et où se termine-t-elle, cette communauté ?
ÉB : Dans Comment sauver le commun du communisme?, ce qui m’intéresse ce ne sont pas tant les formes d’organisations « communautaires » que de réfléchir, en prenant pour point de départ la tradition de la pensée de la communauté post-heideggérienne (à la suite d’Agamben, de Blanchot ou encore de Nancy), au « qui vient » qui ouvre la communauté sur un irréductible dehors. Je ne me pose pas la question de l’organisation politique à proprement parler. Ou enfin, disons que je me pose un objectif plus modeste, sur le seuil du thérapeutique, de l’esthétique et du politique, là où adviennent de nouvelles formes de politisation. Disons que je m’inscris dans une optique plutôt sub-représentationnelle et micropolitique (mais il faudrait ici introduire le concept initié par Isabelle Stengers de méso-politique, qui complique joliment la situation).
Spirale : Ce serait donc un travail sur des communautés plus petites ?
ÉB : Les mots « commun » et « communauté » tendent à induire un malentendu auquel il est difficile d’échapper. Ta question précédente portant sur le rapport entre commun et mouvements de masse trahit une même difficulté. Dans Introduction à la guerre civile, Tiqqun explique comment la communauté n’est pas une question d’échelle mais relève plutôt des clinamen, des inclinations et des penchants. En un mot : « Il n’y a de communauté que dans les rapports singuliers. Il n’y a jamais la communauté, il y a de la communauté, qui circule. » C’est cette conception de la communauté qui m’intéresse.
Mais ces précisions ne lèvent pas entièrement le problème. Revenant sur sa propre histoire intellectuelle, Nancy explique pourquoi il a finalement dû substituer le mot communauté par « être-ensemble », « être-en-commun » et, finalement, « être-avec ». Le terme de communauté avait trop de références chrétiennes et religieuses dit-il, et surtout trop de « résonance invinciblement pleine, voire gonflée de substance et d’intériorité »; en revanche, « l’avec est sec et neutre », il est « presqu’indiscernable du co- de la communauté, mais – point fondamental – il porte en lui “un indice plus net de l’écartement au cœur de la proximité”. »
/01
/01
Voir à ce sujet Frédéric Neyrat, Le communisme existentiel de Jean-Luc Nancy, p.48-49.
Cette élucidation conceptuelle me semble déterminante. Dans un esprit similaire, j’en viens à préférer parler de transindividualité. L’idée d’expérience transindividuelle, qui participe d’une toute autre ontologie, permet de se déprendre des référents historiques que le mot communauté comporte et d’en venir directement à la relation. Aussi, l’idée de transindividualité suggère une dimension d’ouverture à la composition, au jeu, aux techniques et à l’invention qui me semble importante.
Spirale : Ces relations transindividuelles peuvent-elles véritablement servir à penser nos rapports à la communauté dans un contexte où le libéralisme semble avoir triomphé presque partout ?
ÉB : J’inverserais les termes de la question. Dans l’optique d’un communisme de la résonance, c’est la relation transindividuelle qui est première. La conception d’individus prédéterminés, séparés et en compétition les uns avec les autres est généralement prise comme la vérité première de l’existence, mais ce n’est pas le cas. Je m’accorde entièrement avec Bernard Aspe lorsqu’il souligne qu’à proprement parler, « il n’y a pas des individus atomisés, mais des consistances transindividuelles mutilées. »
/02
/02
Bernard Aspe, Horizon inverse, p.37.
La question de l’organisation que tu évoquais tout à l’heure s’en voit soudainement transformée. Notre relation à l’histoire aussi. Il y a tout un travail de dégagement théorique à faire pour affirmer ce plan du commun sensible et de la relation transindividuelle. Et de là développer des modes d’existence collectifs qui ne laissent pas la teneur commune ou transindividuelle de nos expériences être capturée et reconduite par le Capital.