L’écriture comme une hache

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14.05.2015

Pattie O’Green, Mettre la hache. Slam western sur l’inceste, Montréal, Remue-ménage, 2015.

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La production littéraire sur l’inceste déploie, au-delà de la confession dont raffolent les médias, une écriture qui échappe aux récits conventionnels sur le sujet en s’éloignant du texte victimaire. Il fallait entendre l’animatrice Catherine Perrin lors de son entretien à Radio-Canada avec Pattie O’Green réduire son ouvrage, Mettre la hache, à une littérature de témoignage. Je pense ici au livre des sœurs Hilton sur leur père, le boxeur Dave Hilton, ou encore à la controverse suscitée par Dylan Farrow, la fille adoptive de Woody Allen, lors de la publication d’une lettre qu’elle lui adresse sur le blog d’un éditorialiste du New York Times. Pourtant, dans son ouvrage, O’Green défie la logique sociale de l’inceste en le désignant à travers les mots et la colère. D’entrée de jeu, elle refuse que cette expérience traumatique soit un mur de lamentations.

D’ailleurs, l’auteure, dans le premier chapitre, met en garde le lecteur sur la soi-disant popularité de l’inceste : «Il suggérait que c’était devenu un sujet pour faire du cash et qu’on pouvait appeler ces écrivaines des putes parce qu’elles récupéraient aujourd’hui l’argent des viols […]»

Mais qu’en est-il au juste de l’écriture du trauma suscité par l’inceste?

S’il est la pierre angulaire de l’œuvre de Christine Angot , Anaïs Nin, quant à elle, l’a sublimé dans son journal; Anne Sexton, dans ses poèmes, fait voler en éclats les tabous qui y sont reliés en dévoilant ce que son analyse avec son thérapeute a fait ressurgir.

Mettre la hache, le slam western de Pattie O’Green, recycle les traits de quelques genres intimes et oscille entre autobiographie, essai et pamphlet. On pourrait sans équivoque parler d’une écriture marquée par l’oralité qui joue sur l’incertitude générique en plaçant le corps au cœur de cette ballade guerrière. Le souffle du texte prend la forme d’une scansion effrénée qui traduit les soubresauts d’une pensée en accord avec la reconstruction d’une identité : «Pis on va comprendre que le petit rehaussement de la BEAUTÉ DE L’HUMANITÉ ne se fera pas avec un BISTOURI, mais avec la HACHE, chers amis.» Ce geste performatif  nous interpelle, nous confronte à cette réalité du trauma et aux séquelles qu’il a engendrées. La colère résonne, s’entend. Il faut dire que les dispositifs typographiques et les dessins de Delphine Delas contribuent à hausser le ton du texte, à le slamer davantage. Les cicatrices laissées par l’inceste sont visibles, elles s’incarnent sous nos yeux : images de cœurs sanguinolents, de Buddha pas très zen, de fillette-Ophélie sur le point de sombrer dans les eaux noires, du pistolet de la convenance placé sur la tempe. Le livre reproduit sur papier la pratique de blogueuse de O’Green qui, dans cet autre lieu d’expression, aborde la réalité de tous les types d’agression sexuelle.     

L’ouvrage, dans son entièreté, repose sur la relation que l’auteure entretient avec la colère. Anticipant la réaction de ses lecteurs susceptibles de lui reprocher sa démesure, elle affirme sa force : «Je veux dire, j’ai peut-être l’air tranquille, avec mes petits souliers de ville, mais je chille avec les lionnes, alors ne me prenez pas pour une petite femme.» Il y a une volonté de sa part d’orienter la réaction du lecteur, de ne pas se l’aliéner, tout en prenant le risque de déplaire non seulement par sa manière directe d’aborder le sujet mais également par son phrasé proche de la langue parlée truffée d’anglais et d’expressions populaires. Les «faiblesses» de cette écriture apparaissent comme une nécessité d’en arriver au plus près du cri rattaché au corps meurtri de la narratrice et ce celui de sa sœur exposée aux mêmes sévices. Le style abrasif persuade, convainc, résiste à la langue, révèle l’identité massacrée des jeunes filles.

Patti O’Green est une autre. Elle a choisi délibérément un pseudo pour mettre la hache. Elle rompt ainsi le pacte généalogique avec le père : «Le nom qui avait servi à raconter devait différer du nom de l’enfant qui avait été abusée.» Cet anonymat onomastique consacre la rupture du lien de filiation. Elle se dégage de la loi patriarcale. La mère absente n’est évoquée qu’à une seule reprise. O’Green est aussi la voix de sa soeur confinée dans sa camisole chimique. Elle se tourne vers elle : «Je me rends compte que ce ne sont pas les agressions qu’ELLE a subies qui l’ont rendue  »folle », mais le fait que tout le monde exige d’ELLE qu’ELLE s’exprime sur le sujet avec CONVENANCE.» O’Green la ressuscite, propose un discours direct à son sujet dans une écriture dénuée de tout sentimentalisme, une occasion de confronter le discours institutionnel sur la folie. Cette écriture comme une hache est bien l’expression d’une revendication et non d’un apitoiement. Patty O’Green est une guerrière qui porte en elle et dans son remix intertextuel les armes nécessaires pour la survie.  

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