Les phrases squelettes d’Arsenault

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24.09.2020

La vie littéraire, de et par Mathieu Arsenault, d’après le texte La vie littéraire (Quartanier, 2014), Collaborateurs : Christian Lapointe et Simon Dumas ; Assistante à la mise en scène et régisseure : Lola Tillard ; Répétiteur : Jocelyn Pelletier. Une production de Rhizome, en coproduction avec le théâtre Carte Blanche et la Maison de la littérature avec le soutien de Recto-verso. Coprésentation FIL 2020 et La Chapelle Scènes Contemporaines du 21 au 29 septembre 2020.

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Je lis Kundera et c’est censé changer ma vie.
Je lis Garcia Marquez et c’est censé changer ma vie.
Le riz au poulet, ça ça change ma vie.
Après les soirées de poésie, les employés balaient les vies changées,
Des pelletés de vies changées.
Chaque matin, la vie ordinaire enterre les vies changées de la veille.
J’ai 22 ans et je suis la Marie Curie du Binge Watching.
J’erre en ligne.

Retour aux sources

C’est comment, le théâtre de pandémie ? Sécuritaire, comme toutes les activités du milieu culturel qui a été véritablement ébranlé pendant les derniers mois et qui tente de se remettre peu à peu sur pied. Un milieu qui tremble, qui souffre, qui boit la tasse et qui manque d’argent, mais qui se bat, comme à chaque fois. Un milieu dont la restauration est bénéfique à ses acteurs autant qu’à son public. C’est ce qu’on sent, en arrivant à La Chapelle : la fébrilité des visiteurs. On sent le respect des consignes et la crainte du faux pas. Le véritable désir d’être là.

C’est dans cette atmosphère électrique et dans une salle comble – capacité COVID – que les lumières s’éteignent et qu’Arsenault entre en scène. Seul, il tiendra le spectacle La vie littéraire, un monologue de 45 minutes, sur ses épaules. Pas à bout de bras, car il n’en tremble pas. L’exercice est maîtrisé. L’effort est palpable, mais la performance est solide. Tel un olympien, Arsenault nous livre ses mots, revisite son œuvre parue en 2014 au Quartanier et nous transmet, presque religieusement, ses quelques phrases squelettes.

Un monologue au féminin

La vie littéraire, ce n’est pas seulement la critique d’un milieu, c’est la critique d’une époque et d’une génération. On pourrait croire que la narratrice début vingtaine qui aime la poésie et les bloody mary, interprétée par Arsenault lui-même, en est le personnage principal. Le duo narratrice/Arsenault nous livre un monologue politique, sociétal, écologiste et un peu nationaliste. Le tout parsemé de touches d’humour, de vidéos d’animaux, de jeux vidéo, de citations allant de Virginia Woolf à Armand Vaillancourt, Vickie Gendreau et Super Mario.

Au-delà de la culture populaire, c’est aussi de l’éphémérité de la littérature dont il est question. De livres et de bibliothèques que l’on brûle une fois leur propriétaire décédé et leur contenu dépassé. Selon la narratrice, lorsqu’on n’aura plus assez de références culturelles pour comprendre la littérature d’aujourd’hui, on ne la lira plus.

Où va-t-on sauvegarder toutes ces « vies tapées à la machine » ? Arsenault et/ou la jeune narratrice ne font pas confiance à la technologie, refusent de passer leur vie à faire « des backup de backup au cas où », à vivre dans la crainte de tout perdre. La peur et la violence apparaissent à plusieurs reprises dans le monologue, références aux violences conjugales, aux viols, aux plaintes en général rapportées par des hommes et des femmes dont le témoignage, devenu haïku, sera retranscrit par un fonctionnaire « sans talent ».

La vie littéraire en spectacle, c’est un doux mélange de petites perles poétiques, un flow impressionnant, une performance, un one man show. Pourtant, le personnage principal n’est ni Arsenault, ni la jeune fille, mais le texte. L’auteur/interprète occupe le second rôle. La jeune fille n’est ni une voix, ni un personnage physique, elle est une idée, un concept, une allégorie. Elle est notre génération.

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Nous sommes La vie littéraire

Une génération jeune, féministe, hipster, qui s’intéresse à la politique, à l’écologie, à l’économie, aux animaux, aux produits bio, aux jeux vidéo et aux réseaux sociaux. Elle est allée à l’université longtemps, elle y est peut-être encore. Elle est surqualifiée et sous-payée. Elle a fait la grève, défendu les librairies indépendantes et acheté ses e-books sur Amazon. Elle est ruinée, mais vit à crédit. Elle rêve de perfection, elle rêve de toute. Elle se saoule au gin tonic à l’eucalyptus, aux bières de microbrasseries et avec ses contradictions. Elle écoute trop de séries pour lire. Elle lit trop pour écrire. Elle écrit en vrac, mais n’a jamais le temps de ranger. Elle vit dans un bordel organisé.

Dans sa tête, elle est plusieurs. Elle est tout le monde. Elle a tous les âges, elle parle plusieurs langues, mais elle est québécoise, elle est francophone, elle croit au Québec libre. Elle a des combats, elle est inclusive. Elle n’a pas de préjugés, mais elle se juge beaucoup. Elle est ouverte d’esprit, elle n’a pas honte d’aimer le cul. Elle en parle et écrit même sur le sujet. Elle consomme du porno et se masturbe entre deux vidéos de chat. En même temps, elle s’adapte. Le sexe, ça vend. Le sexe et les vidéos d’animaux.

Elle aime la culture, les expositions, les lancements, les soirées de micro-libre, la poésie, les pièces de théâtre, les performances et les bars. Elle aime ce monde-là, ce microcosme-là, ce milieu-là. Celui où tout le monde se connaît et où elle connaît tout le monde. Elle sourit et avale de travers une gorgée de son bloody mary, dont la saveur se mêle à celle de son syndrome de l’imposteur.

Elle veut prouver que la vie et la littérature ne font qu’un. Et si, au contraire, pour vivre pleinement, il fallait arrêter d’écrire, arrêter de lire, arrêter de performer ? Laisser tomber les masques, les jeux de rôles, les pièces de théâtre et les histoires des autres. Vivre avec une telle intensité qu’on en oublierait d’écrire.

Une question d’intention

La vie littéraire tient un discours contemporain dans un « latin d’internet éphémère ». Cumulant les références culturelles 2.0 tout en respectant le rythme effréné auquel nos appareils électroniques, nos réseaux sociaux et nos applications deviennent obsolètes, Arsenault dresse un triste constat sans baisser les bras. Conscient de n’habiter qu’un corps couvert de chair périssable, l’auteur-interprète cherche éperdument ce qui pourrait perdurer. Il aspire à une poésie québécoise transformée en os et qui bravera le temps qui passe.

Arsenault rêve d’écrire des phrases squelettes, des phrases qui existeront dans des livres, mais dans des mémoires surtout. Et si la clef de l’immortalité de l’auteur se trouvait davantage dans le lecteur que dans le livre? L’humain entend, écoute, rit, se souvient, raconte et transmet. Le livre s’abîme, prend la poussière, termine sa vie dans une boîte : l’humain aussi, finalement.

C’est pourtant bel et bien devant des humains spectateurs qu’Arsenault clôture son monologue. À la fois doux, triste, excité, essoufflé, ému, l’auteur-interprète relève le défi et remporte quelques éclats de rire. Au beau milieu d’une pandémie, il livre ses mots – sans écran interposé – à 30 spectateurs réceptifs et réceptacles qui pourront, je l’espère, transmettre ses phrases squelettes à leur façon.

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crédits photos: Marion Malique et Simon Dumas

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