La constellation du deuil

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10.05.2017

René Lapierre, Les adieux, Montréal, Les Herbes rouges, 2017, 432 p.

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« On croit qu’un livre est une chose que l’on fait : c’est quelque chose dont on se défait, dont il a fallu se défaire », écrit René Lapierre dans son essai Renversements. Son plus récent titre, Les adieux, met en pratique cette affirmation de manière exemplaire, impitoyable.

Visiblement, ce dont il faut se défaire, et à quoi il faut dire adieu, s’accumule avec le temps. Pour ce vingt-troisième ouvrage, Lapierre nous offre un objet démesurément généreux : une somme de quatre cent quelques pages de poésie. Ce volume contraste vivement avec les plaquettes habituellement publiées, bien que Les Herbes rouges aient fait paraître quelques recueils plutôt volumineux dans les dernières années, dont le précédent de Lapierre, La carte des feux, où on retrouvait d’ailleurs l’image d’une « île aux Adieux », qui ici se déploie en un continent, une galaxie.

Ainsi la longueur n’en est pas vraiment une. Elle n’a aucune importance, sinon celle d’incarner « nos tendres immensités ». Elle nous rappelle que l’écriture relève de l’excès bienveillant : « Je voudrais pouvoir enfin / vous dire tout, ouvrir / des temps inconcevables ». Acte de démesure et d’amour, écrire est le contraire de l’avarice. On ne garde rien quand on écrit. On donne, on jette, on quitte, on offre tout, y compris ce qu’il y a de plus terrible : « les détresses [qui] nous veillent » et la souffrance « qui te dévore / vivant / et vivant te dévore ».

Répondre au désamour

« Aimer est effrayant, mais c’est notre seule chance. / Notre dernière, je veux dire. » Si « rien / n’est sauf, rien / n’est exempté », l’amour répond au désamour. « Cet amour je voudrais pouvoir / le porter, ridicule et sincère / autant que je puis l’être. » Élan exigeant vers l’autre, l’amour combat chaque catastrophe et épouse chaque combat : « aimer est sans cause. / Aimer est sans bords. » Les adieux est un débordement qui présente une leçon de générosité poétique : « Il y a tant de choses que je voudrais / écrire, que j’aimerais / donner. » Et il y a tant d’adieux à faire.

En fait, il faudrait dire adieu à tous, à toutes et à tout ce qui a eu lieu. Lapierre le laisse entendre à travers une citation de Boris Pasternak, placée au centre du livre : « Nos jours sont comptés. Profitons-en à notre manière. Dépensons-les à dire adieu à la vie […]. Disons adieu à tout ce qui nous était cher, à toutes nos idées familières […], disons adieu à nos espoirs, disons-nous adieu l’un à l’autre. » Si chaque livre représente un deuil, chaque poème exprime un adieu.

La mort est partout. Elle se profile dans la plupart des moments qui ouvrent, en prose, chaque section du recueil. Sur une période de cent ans exactement, les histoires ordinaires, officielles et personnelles se mêlent, de ce bébé perdu au huitième mois de grossesse (13 mars 1916) à cet homme seul sur la rue Sainte-Catherine (13 mars 2016). Au fil des pages, une personne meurt de chaleur, une autre de froid. On assiste au début d’une guerre, on va porter des fleurs au cimetière.

Ces petits récits poursuivent l’exploration de René Lapierre quant à l’intégration d’éléments narratifs en poésie, caractérisant sa démarche d’écriture rigoureuse, implacable. Ces bribes d’histoires racontent quelque chose sans vraiment être le récit de quoi que ce soit. Elles mettent en scène des figures plutôt que personnages à proprement parler. Celle de Marilyn Monroe, au moment de son suicide, tenant « dans sa main gauche un flacon de Nembutal et dans sa main droite le téléphone », cristallise un adieu raté, impossible, comme l’est peut-être tout adieu. 

L’histoire des adieux

Convoquer des éléments historiques permet d’inscrire quelque part ce que l’Histoire ne peut pas dire. D’en témoigner, de le rappeler, le raviver. La poésie raconte l’histoire des âmes, des adieux. Si « écrire est maintenant l’interminable, l’incessant », comme l’affirme Maurice Blanchot, dire adieu l’est tout autant. Ici, ces deux actions reviennent au même : à la fois ne pas oublier et se débarrasser du réel. Le laisser nous rattraper pour faire la paix avec lui. Voilà l’éthique du deuil sans cesse à refaire.

Sans doute faut-il combattre la réalité qui nous fait violence et nous révolte par cette même réalité où nous sommes violemment ancrés. Quand Lapierre mentionne l’explosion d’un train à Lac-Mégantic, les bombes à sous-munitions larguées en Irak ou ce jeune franco-ontarien fouetté à l’école pour avoir parlé français, ce ne sont pas des métaphores. Le nombre d’enfants qui meurent de faim chaque jour dans le monde ou celui des femmes autochtones « assassinées ou enlevées / au Canada durant les trente dernières années » n’en sont certainement pas non plus. 

Les adieux questionne ce qu’est écrire, aimer, la clarté, la folie, la défaite, le rien, la haine, le ciel, mentir, commencer. Les poèmes nomment les coupables et les oubliés, ce que je suis ou ne sais pas, ce qu’on n’a pas dit ou pas remarqué, ce qu’« il nous aura fallu toucher » pour aimer, ce devant quoi « nous demeurons muets », ce qu’on dit au chevet d’un malade, ce qui entretient notre ignorance, ceux et celles à qui on s’adresse quand on parle seul, ce que je donne ou dont je me défais. Ils évoquent ce qui s’est passé un 25 juillet, la veille de Noël, le jour de la Saint-Valentin, celui des morts, ainsi que des souvenirs d’ivresse et d’enfance, des détresses multipliées.

Vies et morts entremêlés, l’ensemble compose un tissu amoureux et terrible de deuils et de moments présents.

J’écris ceci entre vie et mort, comme
chacun sait. Pas de drame : tous
en ce moment précis nous travaillons
à demeurer vivants, ou à le redevenir.

L’amour n’appartient pas à hier
ni à demain ; c’est un simple
et terrible présent
trop grand pour nous. 

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