Kaléidoscopie du désert

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01.02.2019

Le désert mauve, Mise en scène : Simon Dumas; textes : Nicole Brossard et Simon Dumas ; avec Simon Dumas et Lise Castonguay ; vidéo : Marco Dubé ; son : Chantal Dumas ; assistance à la mise en scène : Geneviève Allard, Annick Beaulieu et Anne-Marie Desmeules.; décor, costumes et accessoires : Julie Lévesque ; lumières : Renaud Pettigrew ; assistance au tournage : Olivier A. Dubois et Annie Audet. Direction technique • Marc Doucet ; à l’écran : Evelyne de la Chenelière, Arielle Warnke St-Pierre, Valérie Laroche, Judith Rompré, Simon Drouin, Todd Picard et les voix de Mélissa Merlo et Marie Gignac. Spectacle librement inspiré du livre Le désert mauve (l’Hexagone, 1987) de Nicole Brossard. Une production de Rhizome présentée dans le cadre du Mois Multi le 1er et le 2 février 2019, à Québec.

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– Il y a beaucoup d’image ce soir, non ?
– Oui, ça me plaît, c’est ce que j’ai voulu »
– Mais plus il y a de traduction, plus il y a d’images, et plus il y a d’images plus nous risquons de disparaître, non ?

Depuis vingt ans, Rhizome nous habitue à des mises en scène de la littérature surprenantes. Spectacles vivants, trames sonores, vidéographies et installations rythment ses activités. L’organisme dirigé par Simon Dumas multiplie les collaborations internationales (Para quedar/ Pour rester humain, 2010 ; Les duos transatlantiques, 2014) mais n’a de cesse de mettre en valeur les auteurs québécois. En 2007, par exemple, La chute fut lente interminable puis terminée rendait hommage à Geneviève Amyot.

Rhizome exploite une multidisciplinarité décomplexée, s’appropriant la danse et le théâtre, l’art sonore et/ou les arts médiatiques selon ses projets. Il met constamment en jeux la relation entre le texte, l’image, le son et le corps. C’est encore le cas dans sa dernière production, Le désert mauve, un spectacle vivant qui, à partir du roman éponyme de Nicole Brassard, cherche à opérer « une traduction de la littérature vers le cinéma et [où] le lieu d’opération est le théâtre ».

Si Le désert mauve constitue une suite logique dans l’horizon des productions de Rhizome, il n’en demeure pas moins que l’œuvre a un statut particulier, tant son directeur artistique l’a tenue dans sa mire longtemps avant d’en proposer une version scénique, dans laquelle il est aussi un acteur jouant son propre rôle. Plus qu’un aboutissement, le projet devient une longue méditation sur le processus de création lui-même. 

Dès 2003, Dumas s’attaque à l’adaptation du roman. Il produit d’abord un « phonème », une bande sonore inspirée de la radio-fiction et mise en scène par Mathieu Campagna. Puis, Dumas exploite davantage le filon, cherchant à traduire et à faire traduire à nouveau le texte. Un projet d’adaptation cinématographique prendra finalement la forme d’un recueil de poésie consacré au personnage de Mélanie et publié à L’Hexagone en 2013. Dumas n’en reste pas là et cherchera encore à « matérialiser ses images mentales ». Année après année, il poursuit son processus de création tout en entretenant une correspondance privilégiée avec Nicole Brossard, laquelle est accessible sur le web (http://mauvemotel.net) – on y circule en cliquant sur des liens qui renvoient aux lieux du motel où se déroule l’intrigue du roman. Le spectacle se nourrit de tout ça. Mais, plus que métarécit, multimodalité, hypertexte, interdiscursivité, l’œuvre est interne-textualité, issue d’une intimité. Dumas « alerte dans le questionnement », comme le personnage de Mélanie, qui le fascine, « parle au je, dans l’intime et devant l’horizon».

L’Écriture et son double

Néanmoins, faut-il le rappeler, le désert mauve est en premier lieu un livre. Y figure une mise en abyme de l’écriture : le roman met en scène une femme qui, ayant trouvé chez un libraire d’occasion le récit d’une autre femme, s’emploie à le réécrire. Le livre devient un double de lui-même, contenant à la fois le récit original et sa propre traduction (chacun arbore une page de garde où figurent un titre et le nom de l’auteure fictive ou celui de son exégète). À la suite du texte de Brossard, Le désert mauve (en version spectacle) essaime les mises en abyme et les jeux de miroirs, créant une kaléidoscopie de sa propre existence. À la galerie des personnages du texte original s’ajoutent sur scène Nicole Brossard, remplacée à Québec par Lise Castonguay, ainsi que Simon Dumas. Ils incarnent à la fois les lecteurs, les auteurs et le public.

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La proposition débute par une discussion explicative autour du livre, de la création du spectacle et de ses enjeux principaux. La traduction, nous dit-on, est à la fois l’entrée et la sortie du projet. L’invitation à traduire à notre tour est lancée mais nous sommes avertis : « le désert est indescriptible comme le sont l’immensité, la liberté ou le danger de mort. » Le désert, synthèse de tous les dangers, nous guette. Les voix off des personnages prennent peu à peu possession d’une narration fragmentée. Les auteurs, assis face à face, se lèvent et renversent alors la table. Celle-ci devient écran à la fiction : le dos d’un divan y est projeté et les auteurs s’y installent. Après avoir « mis la table » et en avoir subverti l’usage, ils n’ajouteront que peu de commentaires. Comme le corps la nuit, nous dit-on, l’écriture change définitivement de rythme. Se déploie alors au fond de la scène un assemblage vidéographique finement composé. Le quatrième mur ne disparaît pas, mais est plutôt mis en lumière : ensemble de face-à-face rebondissant sur le plat des écrans, ricochet de regards. « N’est-ce pas l’expression du regard qui permet de distinguer parmi les outils, les armes et les ornements comment la mort peut être vaincue ? », écrit Nicole Brossard.

Les personnages de Brossard se dissolvent devant le téléviseur, projetés par l’espoir et la violence de la lumière. Acculés au pied du mur cathodique, ils assistent à l’explosion de bombe atomique à l’écran. Au fil du récit, Mélanie découvre l’écriture en plein désert, les pneus de sa voiture marquent le sol sablonneux déséché. Les images semblent ralenties par la désynchronisation des voix. Nous nous abouchons à l’écran, oublions les processus. Nouvelle vague américaine, Le désert mauve devient cinéma : Chronique d’une mort annoncée, thriller autour d’un motel où rôde un mystérieux homme long ; road movie mettant en vedette l’adolescence vive dans les nuits lascives de l’Arizona, jusqu’à l’assassinat irrésolu.

L’image fétiche

Dans la salle, les images se déploient à travers cinq projecteurs. L’image réfractée s’ajuste aux huit surfaces de projections. La trame sonore est faite de bruits – la pluie et le crayon griffonnant le papier – aussi présents que des personnages. Le dispositif sert l’image qui, quant à elle, met en évidence les objets fétiches sur lesquels méditait déjà le texte : écran, tatouage, peigne de la mère, bouches, cactus, voiture. La Mercury Meteor 1963 est d’ailleurs, dans les correspondances des auteurs, élevée par Dumas au rang de motif littéraire mythique.

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Le dialogue auquel on assistait lors du film de Dumas se répète sur scène, au propre comme au figuré. Le metteur en scène s’affuble du costume de l’homme long. Creusant la fiction, il est prédateur du récit. Il devient l’assassin du réel qu’il invente par l’écriture. Par un constant processus de décalage, il met en perspective le média. Ses mises en scène du roman ne font pas que démultiplier la forme. Son étreinte déforme. Comme le meurtre d’Angela Parkins est le motif erroné d’un récit qui n’est que processus, le passage du texte à la scène, puis de l’écran à la salle, participe à l’intrigue. Au final, l’œuvre est fidèle à elle-même, elle en a d’ailleurs gardé le titre : c’est une multitude fragmentée, moins un objet qu’un passage.

crédits photos : Stéphane Caron.

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