Rituel abrasif

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Tomates, Idéation et création : L’orchestre d’hommes-orchestres, avec la complicité des performeurs invités ; Distribution : Bruno Bouchard, Lysiane Boulva, Gabrielle Bouthillier, Simon Drouin, Simon Elmaleh, Benoit Fortier et Danya Ortmann ; Lumières et vidéo : Philippe Lessard-Drolet ; Musique : L’orchestre d’hommes-orchestres, J.-S. Bach, D. Buxtehude, F. Couperin et G. De Machaut avec la complicité des performeurs invités ; Scénographie : L’orchestre d’hommes-orchestres ; Son : Frédéric Auger; Machines : Pascal Robitaille. Présenté à l’Usince C du 16 au 18 janvier 2019.

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« À ceux qui devinent, derrière l’épais brouillard de la crise, un théâtre d’opérations, des manœuvres, des stratégies et donc la possibilité d’une contre-attaque »

Une cercle est tracé, qui se resserrera plus tard dans l’ombre d’une projection. Le programme du spectacle, véritable petit livre d’artiste et livret des chants, nous donne l’argument. Sept personnes se sont retranchées du monde, et mettent en scène l’épopée d’une lutte, comme depuis le fond d’une guérilla essoufflée. Performance indisciplinée en continuité avec la démarche de L’Orchestre D’Hommes-Orchestres (LODHO), Tomates se cherche entre fil narratif et musicalité, images puissantes et propos durs, dans une œuvre quasi-totale. Un opéra où se mêlent la fable et les réflexions philosophiques à saveur insurrectionnelle, qui n’examine pas les lignes de force d’une possible révolte pour la prendre plutôt au revers.

Faisant du capitalisme le héros de l’histoire, assumant un constat d’impuissance et d’échec révolutionnaire, Tomates ne dénonce pas tant l’absurdité du système mais en expose le processus pernicieux qui finit par prendre possession de tout. Miroir nihiliste qui renvoie aux spectateurs leur image, LODHO semble avoir choisi une posture en creux. Pour ne pas se leurrer, ne pas s’échapper, pour oser par la négative une perte d’enchantement, voire une mise à l’épreuve, avec toute la force créative dont le collectif est capable. La fête est belle et triste, déjoue les attentes.

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Tomates multiplie les éléments qui s’agenceront au fil de constructions et de déconstructions : la tomate, symbole banal et a priori inoffensif d’un marché excessif, le clavecin et le chant baroque – qui nous placent dans une certaine intemporalité, une relecture du conte acadien d’origine irlandaise Le sabre de lumière et de vertu de sagesse –, la force de l’oralité et le cinéma direct. Dans le conte, le Prince Simon rencontre une adversaire redoutable au jeu de Go, la Mort d’État (le magicien du conte original). Le jeu est une argumentation que perd le Prince, devant alors retrouver le sabre de lumière et de vertu – la caméra, qui filme diverses actions en parallèle de la narration principale. En deux actes, la deuxième partie projette le film monté en direct, qui raconte une sous-histoire du conte-tiroir. L’inventivité est magistrale, comme toujours avec LODHO.

Si la démarche de LODHO est tout à fait reconnaissable, Tomates nous rapproche beaucoup plus de pièces comme La Jeune-Fille et la Mort et Les oiseaux mécaniques, productions du Bureau de l’APA, collectif auxquels plusieurs membres LODHO ont participé. La matière poético-politique est similaire, le ton (pour ne pas dire le poids) didactique également utilisé. Ce n’est pas un cabaret jubilatoire et ressourçant, la performance est théâtrale et la musique, magnifique (encore faut-il aimer le clavecin, magnifiquement joué par Lysiane Boulva), appartient à cette dynamique. L’opéra est une forme juste, qui annonce en soi une tragédie à l’œuvre. Les mise en abîmes, les contre-pied stylistiques, l’intelligence de l’humour et du ton permettent toutefois d’éviter le pathos. Car cette petite mort assumée est malgré tout un acte de résistance.

« Cette idée est étonnante qu’il nous serait plus difficile d’imaginer la fin du capitalisme que la fin du monde. » Les mots et les idées de Tomates proviennent de collage de textes exigeants, principalement tirés de À nos amis du Comité invisible, de l’essai Tomates de Nathalie Quintane et de Comment sauver le commun du communisme d’Érik Bordeleau.

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En 2007, le Comité invisible, collectif anonyme, fait paraître L’insurrection qui vient, un titre clair et radical qui appelle à une rupture irrévocable avec le système ambiant. L’année suivante voit éclater l’Affaire Tarnac en France, soit l’arrestation de militants de gauche accusés d’un acte de terrorisme par sabotage de voie ferrée. Or, les personnes arrêtées sont aussi soupçonnées, sans preuve, d’être les auteurs de l’essai. Le gouvernement les désigne comme un groupe anarchiste d’ultra-gauche. S’ensuit une longue judiciarisation et surveillance des personnes impliquées, mesure accentuée par les actes terroristes plus récent qui ont légitimé la politique policière de l’état français.

En 2014, le Comité invisible publie À nos amis, un essai qui fait cette fois le point sur l’avancement des luttes révolutionnaires ou, plus précisément, sur leur incapacité à se réaliser malgré les efforts qui leur sont consacrés. En toute logique (à l’instar du jeu de Go de l’opéra), le système aurait dû être défait. L’essai souligne que l’invention de supposés espaces alternatifs n’a été permise par le capitalisme que pour éviter de véritables mouvements de ruptures. Incitation à une mise en commun des forces en présence, À nos amis procède surtout à une critique rigoureuse. Dans Tomates, revenant sur l’affaire Tarnac, Nathalie Quintane va plus loin dans la critique, observant sa propre ambivalence entre désir d’intensité et désir de facilité, écorchant toute la peau de la lutte : « notre génération a été la pire ou la moins douée depuis deux cents ans. » Du côté d’Erik Bordeleau, il s’agit plutôt d’examiner les postures éthiques favorisant ou non l’émergence de potentialités autres, communes, sensibles, extatiques et efficientes.

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À la lumière de ces lectures, on perçoit aisément comment l’opéra Tomates est l’incarnation poétique de ces idées, la ritualisation de cette critique véhémente. Pour ceux et celles qui cherchent et travaillent à la transformation du monde, la proposition se lit comme le message d’un compagnon, toujours présent dans la défaite. Reprenant l’introduction de À nos amis, l’opéra s’ouvre sur « À ceux qui… ». Mais la densité de cette réflexion, élaguée par l’effet du conte (mais pas assez), restreint particulièrement l’audience visée. Pour les autres, l’ensemble a pu paraître décousu, désagréablement confrontant et peut-être exagéré. Malgré la pertinence des éléments et des procédés créatifs, encore une fois délectables, l’œuvre ne nous laisse pour finir que peu de prises pour la saisir, ou nous ressaisir à travers elle.

Bien que Tomates assume une posture de désarticulation presque mortifère, l’œuvre est bien là, vivante, renouvelée à chaque représentation. « Que le réel est ce qui résiste » : c’est peut-être la réponse, si nous en avons besoin, que l’on peut avancer pour comprendre l’intention de LODHO. L’acte de présence reste, la propension à l’immanence peut être une arme. Lors de la projection, l’orchestre, comme écrasé sous l’image, joue des cuivres, fanfare mélancolique, sombre et superbe. Si le nihilisme avait tout engloutit, il n’y aurait pas d’opéra, il n’y aurait pas cette rencontre, peu importe sa réussite. Portant un constat difficile, radical, éventuellement discutable, Tomates existe.

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crédits photos : Charles-Frédérick Ouellet

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