Shavasana au musée pour brebis égarées

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Séance de yoga au Musée des Beaux-Arts de Caen. Photo - © Musée des Beaux-Arts de Caen, Cécile Schuhmann.
04.12.2024

Il est désormais possible de faire du yoga au musée. De par le monde, des institutions artistiques aussi prestigieuses que le Louvre offrent en effet, depuis quelques années, des « séance[s] de relaxation » et d’éveil sensoriel qui conjuguent « la pratique du yoga et la découverte des oeuvres » en promettant aux usager·ère·s un « moment de bien-être » unique, vécu dans un « lieu privilégié /01 /01
https://www.louvre.fr/expositions-et-evenements/visites-guidees/parcours-off-yoga.
». Selon le discours officiel véhiculé par les différents musées qui participent à cette nouvelle tendance « art et mieux être /02 /02
Ces musées sont trop nombreux pour que l’on puisse en fournir ici une liste, même partielle.
» de la médiation, de telles activités permettraient, entre autres, de désintellectualiser l’expérience esthétique, de renouer avec une forme refoulée de sensibilité et de se reconnecter avec la beauté, tant intérieure qu’extérieure, en favorisant la contemplation lente induite par le mouvement.

Ce type d’approche se retrouve aussi de façon répandue dans les institutions d’ici, qui sont de plus en plus nombreuses à placer le « mieux-être » au cœur de leur mission éducative. C’est le cas par exemple du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), dont l’objectif d’engagement social, tel qu’énoncé sur son site Web, est de contribuer à améliorer l’état de santé globale des individus, jusqu’à leur « procure[r] le sentiment de mener une vie plus satisfaisante et harmonieuse /03 /03
Le Musée s’appuie sur une définition générale du « mieux-être » pour mettre en valeur son programme : https://www.mbam.qc.ca/fr/education/mieux-etre/.
». Rien de moins, pense-t-on. Ainsi en est-il également du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), qui propose notamment, dans le cadre de son programme « L’art d’être humain », lancé en 2021, des ateliers de danse et de « muséo-yoga » dans lesquels toute personne, sans discrimination, est invitée à expérimenter les oeuvres des collections du musée « à travers un corps et des sensations […] déclinée[s] en différentes séquences de yoga créatives /04 /04
https://www.mnbaq.org/activite/museo-yoga-1255.
». Frôlant parfois l’art-thérapie (lorsqu’elles ne s’y assimilent pas ouvertement), ces récentes initiatives muséales s’inscrivent plus généralement dans une perspective d’inclusion et d’accessibilité fondée sur une conception non seulement plus démocratique, mais thérapeutique de l’art – compris comme une chose destinée avant tout à (nous/se) faire du bien

Exit le malaise, l’inconfort, la confrontation critique ; place à la méditation, à la relaxation, à l’apaisement. Autrement dit, aller au musée ou visiter une exposition, ce n’est pas (ou plus) tant consentir à se laisser surprendre, bousculer ou déranger, c’est prendre soin de soi : voilà le message sous-jacent auquel on souhaite aujourd’hui nous faire adhérer.

Une nouvelle thérapie pastorale ?

Que cette mouvance se soit renforcée depuis la pandémie n’est pas étonnant si l’on considère l’importance centrale qu’ont prise la santé (physique et mentale), l’hygiène et l’hygiène de vie dans la conscience collective, tout comme la nécessité de réinvestir les espaces culturels fragilisés par les confinements, et conçus comme des remèdes à l’isolement. Cela n’a, à première vue, rien de problématique en soi. Au contraire, je suis convaincue comme plusieurs que l’art est bon pour la santé – et même essentiel à l’épanouissement personnel et social. Nombre d’études l’attestent, d’ailleurs. J’éprouve pourtant une certaine gêne à voir l’impératif contemporain du « bien-être » ainsi déplacé et intégré, voire déchargé dans la sphère artistique, sans parvenir à nommer exactement ce qui, au-delà de leur rhétorique naïve et formatée, me dérange autant dans de tels discours.

En fait, ce phénomène me rappelle étrangement, sous certains aspects, le « tournant pastoral » observé vingt ans plus tôt par Amar Lakel et Tristan Trémeau au sein de l’art et des discours esthétiques contemporains /05 /05
Amar Lakel et Tristan Trémeau, « Le tournant pastoral de l’art contemporain », dans L’art contemporain et son exposition, actes du colloque international, Centre Georges Pompidou, octobre 2002, Paris, L’Harmattan, 2007, p.101-123. Voir également Tristan Trémeau, « De quelques effets idéologiques. Le mythe phénoménologique de l’art », La Part de l’Œil, nos 21-22, 2006-2007, p. 147-165.
– mais actualisé à la sauce « mieux-être », pour ainsi dire. Ciblant en particulier les dispositifs « relationnels » de médiation artistique promus par le critique d’art Nicolas Bourriaud à la fin des années 1990 (tels la participation, l’interaction, l’échange et la rencontre) /06 /06
Voir Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 1998.
, le diagnostic incisif de Lakel et Trémeau mettait en lumière les effets idéologiques des techniques alors employées pour soutenir ce qu’ils percevaient comme un nouvel idéal communautaire. Empreints d’une religiosité latente, parfois même explicite, ces dispositifs évoquant les vieux modèles catholiques de la communion, de la confession et du tableau communautaire ont contribué, selon eux, à charger le champ artistique d’une mission « thérapeutique » de restauration du lien social appuyée par un discours selon lequel l’art est voué à réenchanter, en temps de crise, le quotidien de sujets aliénés et séparés les uns des autres, voire à les « sauver ». Cette forme attendue de « sauvetage » par l’expérience esthétique a ainsi marqué une transformation de la fonction médiatrice des institutions publiques d’exposition, déplaçant l’attention de la relation entre les spectateur·rice·s et les œuvres vers celle des spectateur·rice·s entre eux·elles, selon des modalités que les auteurs qualifient de « pastorales » en référence au « pouvoir de soin » analysé par Michel Foucault dans ses derniers écrits. Pouvoir « bienfaisant » et « bienveillant », ni répressif ni autoritaire, le « pouvoir pastoral » dont parle Foucault se distingue du « pouvoir politique à l’œuvre au sein de l’État » en ce qu’il s’exerce de manière individualisante sur les comportements quotidiens, la vie et l’âme des sujets, traités comme autant de brebis dont il faut s’occuper, une à une et en tant que troupeau : « le rôle [de ce pouvoir], explique le philosophe, est de veiller en permanence à la vie de tous et de chacun, de les aider, d’améliorer leur sort /07 /07
Michel Foucault, « Omnes et singulatim : Vers une critique de la raison politique », Le Débat, 1986, vol. 4, n° 41, p. 7.
. » Considérée sous cet angle, la mission salvatrice assignée à l’art recoupe « une fonction de restauration de l’ordre social par des techniques de subjectivation de soi /08 /08
Amar Lakel et Tristan Trémeau, op. cit., p. 111.
», pour reprendre les mots justes de Lakel et Trémeau.

Bien que le contexte et les enjeux soient très différents aujourd’hui – alors que le rapport des sujets entre eux fait place à un rapport de soi à soi davantage conçu dans une logique d’autosoin –, l’espace artistique s’impose encore comme le lieu d’une prise en charge collective d’expériences individuelles, voire fortement individualisées, qui répondent à l’injonction morale et quasi religieuse de prendre soin de soi par de nouvelles « techniques de subjectivation ». On n’a d’ailleurs qu’à parcourir les nombreux programmes de « bien-être au musée » pour constater qu’ils sont souvent articulés dans un langage pétri de croyances spirituelles, comme en témoigne cette invitation du MNBAQ à combler son besoin de ressourcement « en savourant le pouvoir salvateur de l’image pour nourrir son âme et son ressenti […] pour s’apaiser, pour s’offrir un moment de qualité à travers l’art » ; bref, pour vivre « une expérience transcendante /09 /09
MNBAQ, « Des activités mieux-être s’inscrivent au programme “L’art d’être humain” », en ligne, https://www.mnbaq.org/blogue/2021/04/26/en-hommage-a-francois-duchesne.
». Parallèlement à cette foisonnante offre de médiation culturelle – axée sur la nécessité de faire une pause et de penser à soi en goûtant aux bienfaits physiques et psychologiques d’une visite au musée (on va donc au musée comme on irait au spa) –, plusieurs expositions sur le thème de l’hygiène de vie ont été présentées à Montréal et à Québec en 2023-2024. Celles-ci éclairent les soubassements idéologiques de cette conception renouvelée de l’art thérapeutique, tout en ouvrant un espace d’expérience critique autrement salutaire aux corps et aux esprits que nous sommes. 

Transcendance et résistance ritualisées

Organisée par le Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) durant ses travaux de rénovation, la présentation à la Fonderie Darling de l’œuvre Phase Shifting Index (2020), de l’artiste vancouvérois Jeremy Shaw, met d’abord en relief le fantasme de transcendance qui sous-tend la ritualisation de certaines pratiques corporelles. L’installation vidéo immersive à sept canaux, que le Musée décrit comme une « rêverie parascientifique exaltante », est composée de faux documents d’archives montrant, en action, divers groupes de thérapie par le mouvement qui auraient existé dans les années 1950 à 1990, mais imaginés depuis un futur lointain. Cette fiction aux allures d’étude anthropologique est accompagnée d’une fascinante narration qui commente les rituels accomplis par ces groupes ainsi que les systèmes de croyances sur lesquels ils se fondent, en les situant « à une époque où la science aurait élucidé les mécanismes de la foi sur le cerveau humain et où les masses seraient devenues apathiques, consumées par leur addiction aux technologies /10 /10
Résumé des films et de leur narration fourni par le MAC.
». D’un écran à l’autre, l’œuvre nous entraîne dans un enchaînement frénétique de chorégraphies et d’exercices aux allures spirituelles ou pseudoscientifiques, exécutés par des sujets dont les gestes, peu à peu, se synchronisent jusqu’à se confondre en une même « danse envoûtante ». Le dispositif immersif de Phase Shifting Index a par ailleurs été conçu de manière à induire chez les spectateur·rice·s rassemblé·e·s dans l’espace un état d’extase collective similaire à celui qui, à la fin, emporte tous les protagonistes des films. Et c’est précisément là, dans le déplacement, l’orchestration, l’exacerbation et la spectacularisation d’un fantasme de communion par l’art – auquel je résiste, à l’instar de Lakel et Trémeau –, que l’expérience de l’œuvre de Jeremy Shaw achoppe pour moi. Sensation désagréable d’être amenée, telle une brebis égarée, à gentiment rejoindre le troupeau, pour mon propre salut.

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Jeremy Shaw, Phase Shifting Index, 2020, installation vidéo à sept canaux, son, lumière, 35 min 23 s. Photo – Courtoisie de l’artiste et de Bradley Ertaskiran.

Je trouve en revanche un potentiel de résistance critique dans trois propositions curatoriales qui, chacune à leur manière, revendiquent une prise en charge collective de l’expérience somatique totalement dénuée de tonalités pastorales ou d’aspiration à la transcendance. Toutes trois centrées sur la question du sommeil – composante essentielle de l’hygiène de vie, s’il en est une –, les expositions InSomnolenceLes forces du sommeil : cohabitation des vivants et De la vie au lit se positionnent à l’encontre de l’impératif de productivité et de l’exploitation des corps qui découle, entre autres, d’une surindividualisation des soins. La première, commissariée par Marianne Cloutier, Aleksandra Kaminska et Alanna Thain, s’est tenue au Cœur des Sciences de l’UQAM à l’été 2023, au terme de deux années de recherches menées dans le cadre du projet interdisciplinaire La sociabilité du sommeil. Renversant la conception généralement admise selon laquelle dormir serait une activité foncièrement intime dont les dysfonctions devraient être traitées de manière individuelle – par l’adoption de bonnes habitudes, la médication, le recours à des applications Web ou d’autres techniques personnalisées d’optimisation –, ce projet proposait non seulement d’interroger les phénomènes sociaux dont ces soins participent, mais de dépasser la rhétorique thérapeutique pour considérer le sommeil comme « une pratique et un art en soi : un rituel permanent de recomposition de soi et du monde /11 /11
Marianne Cloutier, Aleksandra Kaminska et Alanna Thain, « Bienvenue à InSomnolence », texte des commissaires reproduit dans le guide de l’exposition, p. 4.
».

Un renversement similaire anime le discours de la commissaire Sarah Heussaff, dont l’exposition De la vie au lit, présentée l’hiver dernier à la Galerie de l’UQAM, visait à repolitiser l’expérience de l’alitement telle que vécue, en particulier, par des corps non normatifs, malades ou handicapés. En réaction aux attentes capacitistes et productivistes, qui privilégient plutôt « les corps-esprits féconds, réguliers, debout et au travail », la commissaire souhaitait, à travers les œuvres et leur médiation, rendre partageable la réalité de ces existences « pour lesquelles le lit ne représente pas seulement un outil de (re)productivité, mais bien un lieu de quotidienneté ». « [O]n y mange, on y dort, on y vit nos loisirs ou, même, on y travaille et on y crée. Le lit est aussi un espace de rencontres, en ligne et hors ligne, depuis lequel on communique en dehors et en dedans /12 /12
Sarah Heussaff, « De la vie au lit », dans De la vie au lit, carnet no 44, Montréal, Galerie de l’UQAM, 2024, p. 2.
», explique Heussaff dans le texte de présentation de l’exposition. Suivant cette approche, faire collectivement l’expérience de l’alitement, tant dans l’espace de la galerie qu’à l’extérieur de celle-ci, n’implique pas de se laisser soigner, accompagner ou éduquer sur un mode prétendument bienveillant, mais de dépathologiser une réalité stigmatisée pour redonner une agentivité politique aux personnes qui la vivent.

Au même moment, à Québec, se tenait la 11e édition de la Manif d’Art sur le thème plus large des « forces du sommeil », qui liait le repos des individus à celui de la terre, et l’exploitation des corps à celle des ressources naturelles. Dénonçant également la manière dont le « monde contemporain cultive et exploite l’idéologie des troubles du sommeil /13 /13
Présentation de la thématique sur le site Web de la Manif d’art 11 – La biennale de Québec : https://manifdart.org/manif-dart-11-biennale-quebec/biennale-forces-du-sommeil/.
» (tandis qu’un nombre croissant de gens dorment dans la rue, nous rappelle-t-on avec justesse), la proposition de la commissaire Marie Muracciole misait sur l’exploration de régimes d’attention, de situations d’éveil, et de lieux de retranchement féconds dont le potentiel critique réside non seulement dans le développement d’une meilleure connaissance de soi, mais dans l’interaction avec d’autres formes de vie. À cet égard, le discours de cette biennale, comme celui des expositions mentionnées précédemment, contournait habilement la rhétorique idéologique du bien-être pour faire de la « pause » non pas un moment de relaxation ou de ressourcement personnel médiatisé par l’institution, comprise comme instance de pouvoir thérapeutique, mais une forme active de résistance aux injonctions capitalistes.

Cette concentration d’expositions traitant du sommeil (plutôt que d’autres aspects de l’hygiène de vie, comme l’alimentation ou l’activité physique) me paraît finalement symptomatique d’un refus productif des discours et dispositifs de médiation imprégnés de « santéisme », cette religion du bien-être dont les musées seraient devenus aujourd’hui les nouveaux temples. Car on peut très bien aller se relaxer devant des œuvres en pratiquant sa salutation au soleil, mais on peut aussi choisir d’autres modalités de soin artistique, lesquelles peuvent s’avérer intellectuellement, politiquement, personnellement et socialement plus vivifiantes, dès lors qu’on refuse activement de s’endormir en troupeau.

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https://www.louvre.fr/expositions-et-evenements/visites-guidees/parcours-off-yoga.
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Ces musées sont trop nombreux pour que l’on puisse en fournir ici une liste, même partielle.
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Le Musée s’appuie sur une définition générale du « mieux-être » pour mettre en valeur son programme : https://www.mbam.qc.ca/fr/education/mieux-etre/.
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https://www.mnbaq.org/activite/museo-yoga-1255.
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Amar Lakel et Tristan Trémeau, « Le tournant pastoral de l’art contemporain », dans L’art contemporain et son exposition, actes du colloque international, Centre Georges Pompidou, octobre 2002, Paris, L’Harmattan, 2007, p.101-123. Voir également Tristan Trémeau, « De quelques effets idéologiques. Le mythe phénoménologique de l’art », La Part de l’Œil, nos 21-22, 2006-2007, p. 147-165.
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Voir Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 1998.
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Michel Foucault, « Omnes et singulatim : Vers une critique de la raison politique », Le Débat, 1986, vol. 4, n° 41, p. 7.
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Amar Lakel et Tristan Trémeau, op. cit., p. 111.
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MNBAQ, « Des activités mieux-être s’inscrivent au programme “L’art d’être humain” », en ligne, https://www.mnbaq.org/blogue/2021/04/26/en-hommage-a-francois-duchesne.
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Résumé des films et de leur narration fourni par le MAC.
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Marianne Cloutier, Aleksandra Kaminska et Alanna Thain, « Bienvenue à InSomnolence », texte des commissaires reproduit dans le guide de l’exposition, p. 4.
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Sarah Heussaff, « De la vie au lit », dans De la vie au lit, carnet no 44, Montréal, Galerie de l’UQAM, 2024, p. 2.
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Présentation de la thématique sur le site Web de la Manif d’art 11 – La biennale de Québec : https://manifdart.org/manif-dart-11-biennale-quebec/biennale-forces-du-sommeil/.

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