Jacques Derrida : le courage de la pensée

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Portrait de Jacques Derrida, France, novembre 1994. Photo : Denis Dailleux/Agence VU/Redux

Il y a vingt ans, le 9 octobre 2004, Jacques Derrida nous quittait. Il pourrait sembler de bon aloi (mais convenu) de dresser un bilan de la réception de son œuvre à l’aune des événements (politiques, écologiques, militaires, institutionnels) qui se sont produits depuis ces vingt dernières années. Ce serait insuffisant et surtout méconnaître la vigilance, la prévoyance dont faisait preuve Derrida lui-même dans son travail philosophique. Donnons-en pour preuve, si besoin était, la liste des dix « plaies du “nouvel ordre mondial” » qui constitueraient, selon lui, notre tâche la plus urgente : 1) chômage, dérégulation du marché, nouvelles technologies et télétravail ; 2) exclusion massive de citoyen·ne·s sans abri (exilé·e·s, apatrides, immigré·e·s) de la vie politique ; 3) guerres économiques battant en brèche le droit international ; 4) incapacité à maîtriser les contradictions du marché dit « libéral » (protectionnisme national vs main-d’œuvre à bon marché non protégée, etc.) ; 5) aggravation de la dette extérieure accentuant la fracture et la disparité entre les États ; 6) industrie et commerce effréné de l’armement, «  à la pointe de la sophistication télé-technologique » ; 7) extension de l’armement atomique ; 8) multiplication des guerres interethniques ; 9) pouvoir croissant des États-fantômes (mafia, consortium de la drogue et de la prostitution) ; 10) limites du droit international et faiblesse de ses institutions (lenteur ou absence de réaction, blocage des « vetos », hégémonie de certains États). Cette liste, qu’on trouve dans Spectres de Marx /01 /01
Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 134-139. Une nouvelle édition – revue et augmentée d’un débat avec Étienne Balibar (qui s’est tenu le 1er février 1994 au Collège international de philosophie) et d’extraits de correspondances – paraîtra le 8 novembre 2024 aux Éditions du Seuil.
, date de 1993 : est-elle « périmée » ou inactuelle ? En trente ans, l’ordre des priorités a certes été bousculé par l’accélération des changements climatiques, l’omniprésence des réseaux sociaux et du numérique, les crises sanitaires telles que la pandémie de la Covid-19 ; il pourrait sans doute être mis à jour, mais la pertinence du constat demeure. Avons-nous relevé ces défis ? Tant s’en faut, et l’inquiétude lucide de Derrida s’est encore aggravée de plusieurs maux qu’il avait également diagnostiqués : par exemple (mais ce sont beaucoup plus que de simples « exemples »), la décomposition de la culture politique (classes, partis, impasses de la démocratie parlementaire), tant en Europe qu’aux États-Unis et ailleurs dans le monde, où l’on observe la montée des extrémismes et de graves dénis de démocratie ; le déferlement de la culture mass-médiatique (crise généralisée de la presse et du journalisme, désinformation, fake news, Intelligence artificielle [IA] et détournements de langage, sinon de la « vérité ») ; le dévoiement de la culture savante, académique (« l’Université » pour faire court, de moins en moins « sans condition »), subordonnée aux discours médiatique et intellectuel (idéologique) dominants. Derrida avait aussi bien vu la visée à longue portée de ces « missiles »-là, armes de guerre non moins dangereuses que les autres, et peut-être même plus.

Parler avec lui : note mélancolico-active pour un entretien ininterrompu

Dans Spectres de Marx, Jacques Derrida appelle les scholars à apprendre à parler avec les fantômes. « Thou art a scholar ; speak to it, Horatio », intime Marcellus à son compagnon dans Hamlet. Pour cela, il fallait déjà imaginer, comme le fait Derrida, un autre scholar, non traditionnel ou classique, capable de cette audace : s’adresser au fantôme, l’interroger, le presser de questions, « lui laisser ou […] lui rendre la parole /02 /02
Ibid., p. 279.
 », dit-il plus justement. Ce scholar – le « savant », l’« intellectuel », l’« homme de culture », comme on disait encore à une époque qui semble révolue – « serait enfin capable, au-delà de l’opposition entre présence et non-présence, effectivité et ineffectivité, vie et non-vie, de penser la possibilité du spectre, le spectre comme possibilité /03 /03
Ibid., p. 34.
». Si Derrida a été, exemplairement, un tel philosophe unheimlich, attentif à cette revenance sans laquelle il n’y aurait pas de responsabilité, « pas d’avenir sans cela /04 /04
Ibid., p. 36.
», demandons-nous si son vœu a été entendu et si nous avons effectivement bien parlé avec lui depuis ces vingt dernières années. La réponse à cette question oscillerait entre oui et non, marquée par un tremblement difficile à arrêter : oui, bien sûr, plusieurs colloques, l’édition de son séminaire, des livres et des numéros de revues, des événements comme Derrida Today ont gardé sa mémoire « vivante », mais toute cette archive lui fait mal aussi, en édulcorant, acculturant, affadissant et banalisant du même coup le vif de sa pensée et de son écriture (Mal d’archive nous a enseigné comment « l’archive incite à l’amnésie, encourage l’oubli, se fait complice de certaines formes de forclusion /05 /05
Comme le rappelle Avital Ronell dans « Fight Cage », dans Isabelle Alfandary, Anne-Emmanuelle Berger et Jacob Rogozinski (dir.), Qui a peur de la déconstruction ?, Paris, Presses universitaires de France, 2023, p. 116.
») ; mais non, on ne parle pas assez, ni assez bien, au fantôme de Derrida, ce qui, paradoxalement, sauvegarde pourtant sa chance de revenir et de nous hanter longtemps encore. 

« Un revenant étant toujours appelé à venir et à revenir, la pensée du spectre, contrairement à ce que l’on croit de bon sens, fait signe vers l’avenir. C’est une pensée du passé, un héritage qui ne peut venir que de ce qui n’est pas encore arrivé – de l’arrivant même /06 /06
Jacques Derrida, Spectres de Marxop. cit., p. 276.
 », écrivait Derrida, peut-être le seul philosophe à s’être montré aussi inconditionnellement hospitalier au fantôme. Car dans le retour du refoulé – un concept psychanalytique qu’il n’a cessé de complexifier dans sa réflexion autour de l’Unheimliche -, il y va de l’immaîtrisable, de ce qui échappe au pouvoir et à l’appropriation souveraine, quel que soit le nom par le quel on tente de « figurer » cet arrivant (l’autre, le grand Autre, le Ça, l’événement de [ce] qui arrive dans cet Inconnu). Ce qui fait peur dans le spectre, c’est qu’on ne sait pas qui ou quoi frappe à la porte quand on ouvre. « Es spukt », comme l’écrit Freud, « Ça spectre », et on doit inlassablement tendre l’oreille pour entendre ce que ça chuchote à bas bruit ou à haute fréquence, toujours à plus d’une voix, tressées et distinctes pourtant.

Exit the Ghost

On lira donc la phrase citée plus haut (si juste et éprise de justice) avec une certaine ironie désolée en pensant à ce qui arrive au nom de Jacques Derrida et au concept de « déconstruction » qui lui est associé, alors qu’ils ont l’un et l’autre récemment fait l’objet d’une offensive virulente dans l’espace universitaire et médiatique français, réitérant des attaques anciennes à l’encontre de la « French Theory » (qui plus est, venues des États-Unis dans les années 1970, puis encore, nouvelle salve, dans les années 1990 : comme quoi, il y va bien toujours, avec Derrida, du « spectre de l’étranger » dont on ne se débarrasse pas si facilement /07 /07
Isabelle Alfandary, Anne-Emanuelle Berger et Jacob Rogozinski, « Introduction », dans Qui a peur de la déconstruction ?op. cit., p. 14.
). Cette plus récente attaque (plusieurs s’étaient déjà empressées de déclarer la « mort de la déconstruction ») se rameuta autour du colloque intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », qui s’est tenu en 2022 à la Sorbonne, auquel répondit l’année suivante un second colloque sous la forme d’une question : « Qui a peur de la déconstruction ? ». Cette réponse, à plus d’une voix précisément et émanant de différents domaines de la recherche, s’imposait dans ce cas en raison de la brutalité de l’agression (l’époque est décidément à la rhétorique trumpienne des bullies jusque dans l’enceinte de l’Université). Ainsi, en brandissant la menace du « wokisme », on a réactivé les contresens les plus grossiers en taxant la déconstruction de « destruction nihiliste des valeurs et des institutions », alors même que Derrida n’a cessé de rappeler que « déconstruire, c’est dire oui /08 /08
Évidemment, un titre tel que Penser, c’est dire non (Brieuc Gérard [éd.], Paris, Éditions du Seuil, 2022) pouvait peut-être conforter les non-lecteur·rice·s dans cette confusion. Cette phrase n’est pas de Derrida, mais d’Alain, représentant d’une tradition philosophique précisément critiquée par Derrida dans ce cours donné à la Sorbonne en 1960-1961. Derrida aurait sans doute tenu à la précaution des guillemets dans ce cas, lui qui en mesurait toujours l’importance.
 » et que « [l]es déconstructions [notez le pluriel] seraient faibles si elles étaient négatives, si elles ne construisaient pas, mais surtout si elles ne se mesuraient pas d’abord avec les institutions dans ce qu’elles ont de solide, au lieu de leur plus grande résistance /09 /09
Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 487-488.
» : « La déconstruction est inventive ou elle n’est pas ; elle ne se contente pas de procédures méthodiques, elle fraye un passage, elle marche et marque […]. Sa démarche engage une affirmation /10 /10
Ibid., p. 35.
. » L’auteur de « Nombre de oui » ne saurait être plus clair. 

Que visait donc cette croisade menée au nom de l’« anti-wokisme » en amalgamant aussi confusément un tel cortège de « mots-épouvantails » (islamo-gauchisme, études postcoloniales et de genre, néo-féminisme, intersectionnalité, etc.) ? Rien de moins qu’à masquer que ledit « wokisme » est « avant tout une invention de l’“anti-wokisme” » (bien en selle, lui, dans l’espace public), comme l’a montré Derrida au sujet de tous ces couples d’oppositions simplistes fondées sur la hiérarchie et le privilège d’un camp sur l’autre. Rien de moins aussi que de discréditer une pensée parce qu’elle a, comme il est bien souligné dans l’« Introduction » de Qui a peur de la déconstruction ?, mis au jour les privilèges du patriarcat (oui, vieux mot, mais toujours aussi meurtrier) et les excès du phallogocentrisme, rendant possibles « l’analyse de la construction des identités de genre et un certain renouveau de la théorie psychanalytique » ; critiqué la prédominance de la métaphysique occidentale, de la souveraineté sous toutes ses formes (racisme, européocentrisme, abaissement et marginalisation des différences), ce dont les recherches post- ou décoloniales ont grandement hérité ; remis en question la « démarcation traditionnelle entre l’homme et l’animal », frayant de nouvelles recherches sur la condition animale, le vivant et l’anti-spécisme ; déconstruit les limites classiques de l’hospitalité dans une réflexion à la fois critique et engagée sur l’origine de la xénophobie et les modalités d’accueil des migrants appelant à une refonte du droit international ; enfin (et cette liste est loin d’être exhaustive), analysé les portées du concept de responsabilité dans toutes ses ramifications à travers ces actes de langage (aveu, secret, témoignage, pardon, parjure, mensonge) qui affectent tous les aspects de notre vie, tant privée que publique, intime et politique. C’est tout cela que cette attaque ciblait sous le nom de « Derrida ».

Amitié spectrale

Alors, parler avec lui : comment ? En rejetant le « triomphe du simplisme » et en nous tournant vers « tout ce qui manifeste de l’intelligence et qui est nécessairement compliqué, plié, circonspect » /11 /11
Jacques Derrida, « Si je peux faire plus qu’une phrase », Les Inrockuptibles, mars 2004 ; repris dans AOC, 29 janvier 2022.
; en choisissant de penser dans ces plis, c’est-à-dire dans ce qui est ombre et invisibilité, tout ce qui, comme la complexité et les apories, exige lenteur, précaution, doigté. Ne pas effacer les plis demande du courage et de l’imagination, et il en faut pour penser, « dépasser les superficialités rhétoriques et l’appauvrissement conceptuel qui gangrènent notre discours public et nos comportements /12 /12
Avital Ronell, “Fight Cage”, loc. cit., p. 107.
».

Si, comme l’écrit Georges Didi-Huberman, lui-même avec générosité, Jacques Derrida a été ce philosophe qui a su « ouvrir les bras à l’autre de son propre discours /13 /13
Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs. Faits d’affects, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 2023, p. 378.
 », lire Derrida, lire avec Derrida, c’est tenter de rester à la hauteur d’une certaine promesse de la pensée et donner une autre inflexion à ce que veulent dire ces mots : « rester en mémoire de », « être en deuil », « survivre ». C’est laisser l’espace ouvert, la place libre pour l’hétérogénéité et la différence, car toujours les défenses agressives que sont « l’hostilité, la peur et la haine » de l’autre – de l’autre en moi – « s’aggravent d’ignorance, de sottise et d’inculture » /14 /14
Jacques Derrida, Le parjure et le pardon. Volume II. Séminaire (1998-1999), Ginette Michaud et Nicholas Cotton (éds.), Paris, Éditions du Seuil, 2020, p. 287.
et que, plus que jamais aujourd’hui, nous avons besoin de désarticuler les polarités, de déplacer les murs, physiques et psychiques, qui se dressent toujours plus vite qu’ils ne se démantèlent. Alors, gardons les yeux grand ouverts, restons en alerte, en vigilance – c’est cela, être « woke » – entre éveil et rêve éveillé, comme le dit Derrida dans Fichus, où sa parole poétique se tient sur cette limite instable. Et il ne faut pas confondre, à cet égard, « éveil » et « réveil ». Comme le souligne Samuel Weber : « C’est cette ouverture à l’événement que la vigilance déconstructive essaie de protéger contre toute tentative de confiner l’avenir dans un présent fermé. Le participe passé de wake – woke – ne devrait pas être compris abusivement comme signe d’un système fermé, comme l’est le “wokisme”, projection de ceux qui veulent précisément exclure toute possibilité de changement. En revanche, le woke est un appel à rester vigilant en face de tout ce qui tente d’exclure cette possibilité. C’est ça peut-être la signification ultime et quelque peu unheimlich de la vigilance déconstructive /15 /15
Samuel Weber, « Dé-limitation. Sur la vigilance déconstructive », dans Qui a peur de la déconstruction ?op. cit., p. 104.
. » L’amitié est spectrale, elle est précaire et évanescente, mais elle peut toujours revenir, sous une forme différée et souterraine, surtout dans le cas d’une écriture philosophique qui, comme celle de Derrida, « n’a jamais abandonné cette intuition très forte, nietzschéenne en son fond, d’un oui qui serait antérieur à tout peut-être et, même, à toute question /16 /16
Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirsop. cit., p. 381-382.
 ». Pour notre part, « secret » et « responsabilité » sont les deux maîtres mots qui font alliance et restance, en sachant que si « notre responsabilité envers l’autre est infinie », elle est aussi « une exigence devant laquelle nous échouons infiniment  /17 /17
Avital Ronell, « Fight Cage », loc. cit., p. 125.
. Au spectre, donc, prière de répondre en secret : il suffit de peser la touche « Re-enter the Ghost ».

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Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 134-139. Une nouvelle édition – revue et augmentée d’un débat avec Étienne Balibar (qui s’est tenu le 1er février 1994 au Collège international de philosophie) et d’extraits de correspondances – paraîtra le 8 novembre 2024 aux Éditions du Seuil.
/02
Ibid., p. 279.
/03
Ibid., p. 34.
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Ibid., p. 36.
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Comme le rappelle Avital Ronell dans « Fight Cage », dans Isabelle Alfandary, Anne-Emmanuelle Berger et Jacob Rogozinski (dir.), Qui a peur de la déconstruction ?, Paris, Presses universitaires de France, 2023, p. 116.
/06
Jacques Derrida, Spectres de Marxop. cit., p. 276.
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Isabelle Alfandary, Anne-Emanuelle Berger et Jacob Rogozinski, « Introduction », dans Qui a peur de la déconstruction ?op. cit., p. 14.
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Évidemment, un titre tel que Penser, c’est dire non (Brieuc Gérard [éd.], Paris, Éditions du Seuil, 2022) pouvait peut-être conforter les non-lecteur·rice·s dans cette confusion. Cette phrase n’est pas de Derrida, mais d’Alain, représentant d’une tradition philosophique précisément critiquée par Derrida dans ce cours donné à la Sorbonne en 1960-1961. Derrida aurait sans doute tenu à la précaution des guillemets dans ce cas, lui qui en mesurait toujours l’importance.
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Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 487-488.
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Ibid., p. 35.
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Jacques Derrida, « Si je peux faire plus qu’une phrase », Les Inrockuptibles, mars 2004 ; repris dans AOC, 29 janvier 2022.
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Avital Ronell, “Fight Cage”, loc. cit., p. 107.
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Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs. Faits d’affects, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 2023, p. 378.
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Jacques Derrida, Le parjure et le pardon. Volume II. Séminaire (1998-1999), Ginette Michaud et Nicholas Cotton (éds.), Paris, Éditions du Seuil, 2020, p. 287.
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Samuel Weber, « Dé-limitation. Sur la vigilance déconstructive », dans Qui a peur de la déconstruction ?op. cit., p. 104.
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Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirsop. cit., p. 381-382.
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Avital Ronell, « Fight Cage », loc. cit., p. 125.

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