Ruses et ravissements, étude plus ou moins exacte du monde, par Claudie Gagnon, du 12 septembre au 11 octobre 2020 à la Galerie 3, Québec.
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De plus en plus parmi nous les choses apparaissent de côté. Prenons garde précisément aux petites choses, ne les perdons pas de vue.
Ernst Bloch, Traces
Formulée dans les années trente par le philosophe Ernst Bloch alors que s’élaborent les prémisses d’un corps d’idées portant sur ce qui sera nommé « société de consommation » dans la seconde moitié du XXe siècle, cette injonction n’a rien perdu de son acuité réflexive à une époque où les objets tendent à mourir de leur surnombre, expirant dans l’anonymat avant même que leur soit accordée la possibilité d’un second souffle, d’une levée de l’indifférence qui les rendrait au regard. Au seuil de Ruses et ravissements, cette pensée s’avance en guide discret par-devers nous. Elle nous entraîne à sa suite, pavant les sentiers d’une recherche à la fois formelle et symbolique où l’éphémérité de ce qui compose le monde tangible croise un désir ardent d’atteindre à une pérennité des petites choses.
Ne pas perdre de vue, donc. Maintenir à hauteur de regard les restes matériels guettés par la déconsidération. Même si pour cela il faut couvrir d’ombre l’évidence des choses, détisser leur identité première : se donner les moyens d’une mise en visibilité qui procèderait à rebours, par l’enténèbrement des fonctions objectales. La démarche de Claudie Gagnon s’enracine dans cette perspective. Le sensible s’y trouve fablé par des voies faites de détours et de parenthèses qui en retournent la certitude, y inoculent de l’étranger : des cœurs exsangues sont percés d’épingles (Au cœur, 2020) et des insectes naturalisés échappés de boîtes entomologiques trouvent demeure au creux de lentilles optiques (Entomologie, 2020).
Gagnon a fait du détournement la pierre d’assise de son travail sur les objets, qu’elle poursuit depuis maintenant plus de trente ans. Un travail polymorphe et multidisciplinaire, où prédomine l’esthétique accumulative, et qui entremêle notamment les dispositifs de l’installation, du tableau vivant et du collage que parcourt en filigrane une appétence artistique tournée vers la récupération. Les œuvres présentées à la Galerie 3, dont celles que l’artiste autodidacte aime à nommer ses « suspensions », et qui ensemble forment la clé de voûte de l’exposition, restent fidèles à cette inclination en donnant à voir des agrégations d’objets hétéroclites pour la plupart faits de verre. Ces derniers semblent maintenus en apesanteur dans l’espace de la galerie, comme près à chuter à tout moment, si ce n’était des supports fantaisistes par lesquels ils sont retenus de s’échouer au sol. Il émane de ces agglomérats une fragilité douce et inquiète qui provient à la fois de la nature du matériau utilisé, pérenne mais susceptible d’être facilement brisé, et de la présence d’insectes, véritables motifs troubles, indéterminés, faisant office de fil d’Ariane à travers les différentes pièces exposées.
Les suspensions se situent donc dans la continuité d’une approche s’intéressant aux procédés d’accumulation et aux effets de sens qu’ils induisent. Des effets de sens comme autant de possibilités de regard posé sur les choses, des façons de remettre à existence ce que le temps a envoilé de désuétude, tels ces ampoules à décanter, ballons, et tubes réfrigérants, instruments de laboratoires vétustes, promis au rebut, qui se voient transmués en manière de pendeloques improbables dans Alchimie (2019). Ce désir de faire voir autrement, qui passe par une altération de la spécificité des objets, de leur identité, devient ainsi « une part agissante de la création
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Julie Bélisle, « L’œuvre d’accumulation : les installations de Claudie Gagnon », dans Claudie Gagnon, Saint-Hyacinthe, Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe & L’œil de poisson, 2009.
». En témoigne l’œuvre Pépites (2020) entièrement composée d’objets en cristal que l’artiste a cassés par inadvertance dans son atelier au fil du temps. Par un jeu sémantique, leurs restes vidés de toute utilité revêtent un caractère précieux qui renvoie à la noblesse de leur matière.
Cette volonté de déplacer l’appréhension des choses en provocant des rencontres inusitées par des opérations de collage, c’est-à-dire de montage, ajoute de l’énigme à l’utilitaire, réorganise les coordonnées du donné. Pascal Quignard notait magnifiquement que « [l]e collage fait perdre un intervalle entre les merveilles dérobées qu’il déverse, qu’il rapproche, qu’il éloigne […]. L’intervalle, que le colleur fait perdre à tout ce qu’il vole, décontextualise tout par les contrastes qui en naissent, démembre le réel dont l’objet provient
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Pascal Quignard, « Excerptio et cut up », dans Le montage comme articulation : unité, séparation, mouvement, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014.
[…] ». Claudie Gagnon a fait sienne la tâche du colleur : démembrer le réel pour le faire apparaître autre, de manière à ce que les petites choses ne restent pas inaperçues.