Passer le témoin. Entretien avec Carmen Jolin

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09.11.2022

Spirale a souhaité rencontrer des responsables à la direction artistique d’organismes majeurs de la vie théâtrale à Montréal à la suite de leur décision récente de se retirer de leurs fonctions tout en veillant à en assurer la succession. Entre bilan personnel, mise en perspective artistique et considérations sur la place de la création contemporaine dans la métropole, Martin Faucher (Festival TransAmériques, premier volet), et maintenant Carmen Jolin (Prospero/Le Groupe de la Veillée) se prêtent à un entretien sur leur choix de passer le témoin.

C’est au fil de ses études en littérature à l’Université du Québec à Trois-Rivières que Carmen Jolin nourrit son attrait pour la création et les arts vivants. En 1982, elle se joint au Groupe de la Veillée et y contribue à titre d’interprète, de metteure en scène, de musicienne et de responsable des communications. De 2010 à 2021, à titre de directrice artistique et générale, elle assume un mandat dédié à la création, à la production et à l’animation d’un lieu théâtral et accueille de jeunes artistes avant-gardistes en organisant la tenue régulière de laboratoires sous l’appellation Territoires de paroles, tout en renouant avec la diffusion au Canada et en Europe par le biais de collaborations internationales.

Gilbert David : Pour commencer, quels sont les motifs qui vous ont menée à penser venu le temps de quitter votre poste de directrice artistique et générale de Prospero en 2020 ?

Carmen Jolin : La décision de mettre fin à mon cycle de direction s’est prise à l’automne 2019, à l’issue d’une saison très chargée, forte et magnifique – ce n’était pas du tout lié à la pandémie. Je n’envisageais pas un engagement aussi exigeant en temps et en énergie se poursuivre pendant plusieurs autres années. Je croyais donc que c’était le moment propice pour penser à une passation. Puis il a fallu le temps de mettre tout ça en perspective, de préciser, avec les membres de La Veillée, l’avenir du Prospero (une démarche qui exige des réflexions en profondeur et du temps).

Il se trouve que j’étais la dernière du groupe fondateur à occuper cette fonction. La programmation 2021-2022 se présente comme un reflet, un portrait condensé de ces années de collaboration. Je suis particulièrement fière d’avoir accueilli beaucoup d’artistes émergents dont le travail a été remarqué et qui ont pu ensuite rayonner un peu partout. La compagnie a établi des bases solides pour que la mission de création soit poursuivie par une nouvelle génération d’artistes.

GD : Cela m’amène à vous interroger sur les processus de programmation d’une saison. Mais tout cela s’élabore obligatoirement plusieurs années à l’avance, non ?

CJ : Oui, c’est toujours un processus de longue haleine. La programmation implique d’abord la tâche de choisir les textes et les collaborateurs artistiques du Groupe de la Veillée avec le plus de cohérence possible, puis d’accompagner ces derniers pendant toutes les étapes de production. Je suis d’abord responsable de constituer les équipes pour ces productions de manière à répondre à la vision artistique de la compagnie, puis je cherche ensuite à bâtir une programmation à même les projets soumis par d’autres compagnies autour de ce noyau. J’ai beaucoup cherché pendant mon mandat à inciter de jeunes compagnies à s’intéresser aux écritures d’ailleurs. Lire, lire, lire, s’ouvrir. C’était une avenue que nous avons eu à cœur, celle d’être en dialogue avec les territoires d’où proviennent les textes, mais aussi avec les savoirs et les expériences des acteurs et des metteurs en scène de diverses provenances culturelles que nous invitions ; ça a toujours été dans l’ADN de la compagnie. Ça ne m’a pas amenée à aller souvent à l’étranger, car mes tâches reliées à la direction générale ne m’en laissaient pas le temps. Toutefois, des artistes étrangers de passage à Montréal se sont intéressés à notre travail.

Notre organisme réalise deux mandats complémentaires : celui d’une compagnie de création qui produit et celui d’un lieu de diffusion qui accueille. On va maintenir ces deux mandats qui assurent, d’une part, la création des spectacles (sous la direction artistique de Philippe Cyr, mon successeur dans cette fonction), et, d’autre part, la direction du volet d’accueil au théâtre Prospero (avec l’appui d’un codirecteur général, Vincent de Repentigny). Le conseil d’administration a accueilli favorablement l’idée qu’il devait y avoir une codirection générale épaulant la direction artistique. Il est devenu contre-productif pour un artiste d’être responsable de toutes les tâches d’une direction générale ; il faut aussi du temps pour se consacrer à développer de avenues nouvelles.

Notre mandat comprend des défis multiples : des œuvres singulières par leur forme et leur contenu, des metteurs en scène à la démarche exigeante, des acteurs qui n’étaient pas toujours connus… Au cours de la dernière saison, notre théâtre a connu des succès exceptionnels, que favorise la notoriété d’Emmanuel Schwartz, Céline Bonnier, Sophie Cadieux, Sophie Desmarais, Angela Konrad, Christian Lapointe… Mais l’importance d’ouvrir l’espace à de nouveaux créateurs et d’offrir une perspective de développement qui va de pair avec la prise de risque est absolument nécessaire dans l’écosystème du théâtre de recherche-création. J’espère, pour l’avenir, que nos Conseils des arts vont continuer d’appuyer des démarches exigeantes et audacieuses en termes artistiques.

GD : J’aimerais qu’on s’attarde maintenant à l’historique de votre compagnie. Sur une période de presque cinquante ans, quelles ont été les étapes marquantes entre l’année de fondation et maintenant, tandis que vous vous apprêtez à confier la direction artistique à un créateur hors du groupe initial des fondateurs ?

CJ : À l’origine,  Gabriel Arcand a participé à des ateliers au Théâtre Laboratoire de Grotowski au début des années 1970. À cette époque, en Europe, des réformateurs du théâtre ont beaucoup influencé la pratique et plusieurs Québécois ont été attirés par ces explorations. À son retour, Gabriel a donc fondé Le Groupe de la Veillée en 1974. Le nom de la compagnie met l’accent sur une démarche qui exige d’être « attentif à », d’être en état de veille. Cela impliquait une remise en question radicale du théâtre traditionnel. Il y a eu aussi une période de travaux dits  « parathéâtraux », qui se déroulaient en dehors des espaces habituels et n’étaient pas dédiés à la rencontre avec les publics.

Il y aurait bien des détails à ajouter sur ces activités, mais disons que cette période précède l’engagement définitif dans la production de créations théâtrales de plus grande envergure. Cela correspond avec l’arrivée en 1982 de Téo Spychalski : c’est ainsi qu’ont été créés Nijinski, un solo à partir de l’adaptation du Journal du danseur russe, en 1982, puis L’idiot, d’après le roman de Dostoïevski, en 1983 avec Gabriel dans les rôles-titres. Cela a permis de rejoindre un public à Montréal hors du circuit, disons, officiel, et ça a même conduit plus tard la compagnie à faire plusieurs tournées en Europe. À la suite de notre éviction du local de travail sur la rue Atwater, loué à une commission scolaire, il a fallu chercher un autre lieu dans l’urgence. C’est Claude Lemieux qui a repéré un cinéma abandonné rue Ontario Est, près de la rue Panet. On a pu acheter l’édifice avec l’aide du ministère québécois de la culture, et on s’y est installé avec les moyens du bord. Au départ, c’était un espace pour répéter, explorer et présenter nos créations. Mais peu à peu, on y a accueilli d’autres groupes en danse et en théâtre. Profiter d’un lieu librement allait s’avérer être un véritable tournant dans le développement de La Veillée, parce qu’on pouvait effectivement l’occuper tout le temps . Tout était à notre disposition; aujourd’hui, la situation, pour la relève, est très différente.

L’Espace La Veillée a permis à la compagnie de rejoindre un plus large public à partir de 1984, tout en accueillant ponctuellement de jeunes troupes de la relève.  Téo Spychalski, metteur en scène principal de la compagnie, a proposé des matériaux dramaturgiques très riches, originaux, et nous a invités à une approche particulière du jeu d’acteur. Il a aussi donné des ateliers intensifs, avec l’ambition de former une relève dans la pratique de l’acteur-créateur. Puis, en 1999, l’Espace La Veillée a changé de nom afin de mieux refléter sa double mission de compagnie de création et de lieu de diffusion. Aussi l’appellation diffuseur spécialisé en théâtre est-elle dorénavant employée pour refléter cette réalité. Mais la vraie reconnaissance du travail que ça représente a mis du temps à arriver. Durant les années qui ont suivi la reconstruction, le mandat de découverte a été maintenu avec la conviction que ce répertoire complète les propositions qui sont offertes à Montréal.

GD : En vous limitant aux dix-douze dernières années, quelles tendances marquantes avez-vous détectées et appuyées au fil des vos programmations ? Quelles initiatives avez-vous prises dont vous êtes particulièrement fière ?

CJ : La découverte de nouveaux auteurs de la dramaturgie contemporaine d’ailleurs et l’invitation que j’ai lancée à de nombreux collaborateurs artistiques à diriger des créations au sein de La Veillée ont été des axes qui ont marqué mon directorat. J’ai scruté et exploré activement des œuvres nouvelles de la dramaturgie ; Ivan Viripaev, pour ne citer que celui-ci, s’est révélé un auteur important qui a fasciné autant les metteurs en scène que les publics. Trois de ses œuvres ont été produites par La Veillée et une quatrième a fait l’objet d’un laboratoire. J’ai aussi pu offrir à de jeunes metteurs en scène des occasions d’explorer des écritures scéniques en toute liberté et de contribuer à leur rayonnement : je pense ici à Catherine Vidal, Florent Siaud, Angela Konrad et Christian Lapointe qui ont signé des mises en scène remarquées.

La mise sur pied de Territoires de paroles, laboratoires d’exploration des écritures contemporaines, a confirmé l’immense bénéfice de travailler en amont des productions, et ce même sans escompter l’atteinte stressante de résultats immédiats. Au cours des quatre dernières éditions, plusieurs textes ont débouché sur des spectacles : Les enivrés de Viripaev, Écoutez nos défaites de Laurent Gaudé, The one dollar story de Fabrice Melquiot, Mourir tendre de Guy Régis. Cela agrandissait en fait le cercle des collaborateurs pour toutes les équipes concernées ; de nouvelles constellations d’artistes habitaient dès lors le théâtre et appréciaient cette liberté et ce temps consacrés à la recherche.

Prospero survit à ses fondateurs, et l’héritage immense qu’il laisse va continuer de fructifier ; la nouvelle direction s’y engage, je le vois, et j’en suis heureuse. Philippe Cyr est en effet représentatif d’une génération montante qui explore de nouvelles avenues. Ses créations, notamment celles au sein de sa compagnie L’Homme allumette, ont été vues et appréciées non seulement à Montréal, mais à travers le Québec et au-delà de nos frontières. Il a un point de vue original sur la création. Il connaît bien le milieu théâtral et ses artisans. Parmi les créations qui ont marqué son parcours, on se souvient du ishow, d’Unité modèle de Guillaume Corbeil ou Le brasier de David Paquet, de J’aime Hydro de Christine Beaulieu, qui connaît encore un succès retentissant. Philippe s’intéresse également aux écritures contemporaines d’ailleurs ; avec Atteinte à sa vie, il présentait tout récemment une proposition inspirée d’un auteur parmi les plus novateurs, Martin Crimp. Son engagement est clair et je ne doute pas qu’il mènera son exploration artistique et son travail de direction avec une détermination à toute épreuve.

crédits photos : Gaëlle Leroyer

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