Lettre au cinéaste Rafaël Ouellet au sujet de la distribution du cinéma québécois

mathieu_labrecque_0
06.07.2015

Salut Rafaël,

C’est l’absence d’un suivi, pourtant promis de ta part, quant à ton pavé Tirer sur tout ce qui bouge paru en mars dernier sur le site web de 24 images, qui m’a convaincu de t’écrire aujourd’hui. I’ll shoot anything that moves!, hurle-t-il en singeant le Frank Booth de Blue Velvet. Deux raisons motivent cette réponse (tardive). Premièrement, ton pétard mouillé pose des questions inédites et pertinentes sur cette – avaler sa salive, insérer les guillemets – «crise du cinéma québécois» et avance quelques pistes de solution jouables. Deuxièmement, il a été injustement oblitéré par une sortie du cinéaste Simon Galiero en réaction à ce même texte et à un autre de ton cru, celui-là sur la critique de cinéma. Sous un fatras de mots d’esprit plus rasants que marrants, de détours et de circonvolutions nombrilistes, Galiero préférait laver votre linge sale en famille au lieu de considérer sans mauvaise foi ce que tu soulevais assez judicieusement. Afin de ne pas s’empêtrer dans la même gadoue inutile, plongeons immédiatement dans le vif du sujet, shall we?

 

La mise en marché

D’entrée de jeu, moi non plus je ne saisis pas tous les tenants et aboutissants de la distribution en salle. Pourquoi l’affiche de Corbo (Les Films Séville) de Mathieu Denis a-t-elle l’air d’avoir été tirée de la quatrième saison de Nos étés, ce qui à mon avis a desservi le film? Pourquoi trois films québécois de carrures similaires – Autrui de Micheline Lanctôt (Métropole Films Distribution), Les loups de Sophie Deraspe (Séville) et Chorus de François Delisle (FunFilm Distribution) – ont-ils investi nos salles en l’espace de deux semaines l’hiver dernier, chacun s’arrogeant ainsi une part de marché des autres jusqu’à l’annihilation complète de toute espérance pour eux d’un box-office surpassant celui d’un forfait tout-inclus d’une semaine pour deux à Punta Cana? Afin de tenter de répondre à cette dernière question, considérons un court instant – blasphème, je sais – nos vues au même titre que de l’eau vitaminée ou des tablettes tactiles, bref comme de purs produits de consommation. À vue de nez, à voir les affiches de ces trois films placées côte à côte au-dessus de la marquise du Cinéma Beaubien, il faut admettre que nous sommes plutôt dans le commerce du bâton de sésame sec que du steak juteux épais d’un pouce.

Bien entendu, je ne crois pas que nos « distributeurs se font une guerre ouverte ». Un distributeur doit prévoir ses calendriers de sorties des mois à l’avance et jongler dans bien des cas avec la vie festivalière de ses films. Je tiens de Francis Ouellette, directeur général de FunFilm, que la sortie de Chorus le 6 mars dernier a grandement été motivée par le succès de la formule « Le météore », éprouvée en 2013 : débuter avec une première mondiale à Sundance suivie d’une projection à la Berlinale, puis y aller d’une première québécoise aux Rendez-vous du cinéma québécois avant une sortie en salle quelques jours plus tard afin de profiter du battage médiatique. Difficile de contester la logique de ce choix stratégique. Dans ce cas, Autrui ou Les loups auraient-ils dû devancer ou retarder leurs sorties de quelques semaines? Avec 36 films québécois produits en 2014 (tes chiffres) et l’été généralement réservé aux blockbusters américains, ces deux films auraient été condamnés à jouer du coude avec d’autres productions. Tout ça donne des situations incongrues, mais là ne se situe pas le problème, si problème il y a. Et pardonne-moi mon cynisme, mais je ne crois pas que Chorus (que j’ai bien aimé au demeurant) aurait engrangé plus de profits s’il avait eu «le champ libre».

chorus

Chorus, gracieuseté Films 53/12.

Je ne suis pas contre des mesures visant à soutenir la distribution de notre cinéma, mais celles-ci ne devraient pas agir au détriment de la (mince) marge de manœuvre des exploitants de salles, qui galèrent autant que les autres en ce moment. Imaginons, par exemple, que nos cinémas soient obligés d’accorder un minimum de trois semaines en salle pour tout film québécois distribué. Avec un nombre de salles limité et celui effarant de films à passer (faut-il préciser qu’il n’y a pas qu’au Québec où l’augmentation des productions est exponentielle), cette mesure leur assurerait une mort certaine à long terme. Les salles de moyenne envergure comptent sur des valeurs sûres, plus commerciales, pour payer le loyer comme on dit et pour se permettre la diffusion d’un cinéma dit plus exigeant. Et comme me l’a précisé M. Ouellette, malgré toute la bonne volonté du monde des petits distributeurs québécois, ce sont les exploitants qui ont au bout du compte le droit de vie ou de mort sur tel film donné, droit qu’ils exercent non pas par caprice, mais par instinct de survie.

Tu avances sinon de bonnes idées, comme celle de régler le Virtual Print Fee (VPF) émanant des salles en région. Sachant que les contrats avec les tiers gérant la transition des petites salles vers le numérique peuvent s’étalonner sur une dizaine d’années et que les distributeurs paient généralement 800$ le VPF par film, ce type d’appui de la part des différentes instances gouvernementales serait plus que bienvenu. J’ai pu constater dans la dernière année l’enthousiasme que suscite le cinéma d’auteur québécois en région (salle comble pour Félix et Meira lors du festival Vues dans la tête de… de Rivière-du-Loup, REGARD sur le court métrage au Saguenay, Les Percéides de Percé). Ce marché doit être soutenu.

Finalement, tu proposes dans ton texte de sacrifier un des films qu’on produit par année et d’utiliser l’argent ainsi économisé pour aider les distributeurs. Que la SODEC et Téléfilm Canada réinvestissent plutôt ces surplus dans tous les Nitro Rush de ce monde s’ils le veulent : diminuer l’offre québécoise serait déjà en soi un magnifique cadeau pour nos distributeurs, qui pourrait ainsi se permettre de respirer un peu mieux.

 

À boulets rouges

À vouloir tirer sur tout ce qui bouge, Rafaël, tu as sciemment manqué une cible qui méritait d’être atteinte : vous les cinéastes. Je sais, ce n’était pas l’idée derrière ton billet, mais tu conviendras qu’il est assez laborieux de vous extraire de l’équation. Tiens, j’ai subitement envie de me porter à la défense de nos distributeurs, qui doivent parfois gérer vos bourdes par bonté d’âme. Eux qui jonglent avec les films de leur écurie comme ils peuvent, alternant sorties québécoises et internationales, films d’auteur et populaires, gérant des calendriers serrés avec de petites équipes. Sur ces fameux 36 films de 2014, combien n’ont pu trouver de distributeur à cause de leur manque flagrant de qualités? Presqu’aucun, j’ose avancer. Vous évoluez dans une industrie où Love projet, Un parallèle plus tard et Le règne de la beauté ont un distributeur, où personne ne viendra vous imposer une affiche et une bande-annonce moches, où aucun Harvey Weinstein ne jouera du ciseau dans votre vue afin de mieux la vendre, où même l’infâme Guzzo – ce bouc émissaire bien commode – passe la majorité de vos films au moins deux semaines dans ses salles.

En comparaison avec le reste de la planète, c’est déjà beaucoup. 

 

Image d’accueil : Mathieu Labrecque

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