Les anges botchés : regard sur Fucké, de Simon Gaudreau

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04.06.2015

Fucké, un long-métrage documentaire de Simon Gaudreau, Colonnelle Films, 2014.

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They fuck you up your mum and dad.

  They may not mean to but they do.

They fill you with the faults they had

  And add some extra, just for you.

–Philip Larkin, “This Be the Verse”

Quelque chose tient du paradigme religieux dans les mots qui ponctuent la scène d’ouverture de Fucké, deuxième long métrage de Simon Gaudreau : «Je vais être derrière toi des fois, puisque je filme de ton point de vue.» On repense à cette parabole poétique d’Ademar de Barros – plus souvent lue sur des affiches de salles de catéchisme que dans des recueils de poésie – au sujet de deux marcheurs, de leurs pas dans le sable, du moment où les traces se confondent, où un marcheur doute de la présence de son compagnon, pour finalement comprendre que le Christ-accompagnateur portait ce dernier sur ses épaules durant les périodes difficiles de sa vie.

La correspondance entre les deux scènes tiendrait de la copie carbone si ce n’était du fait crucial que Gaudreau ne laisse aucune place à la notion d’espoir dans son documentaire. En entrevue, il insiste : «le monde ne semble pas faire la différence entre le documentaire et le reportage. L’école morale et éthique; le concept de la note d’espoir à la fin de l’expérience m’apparaît moralement hypocrite.»

Ayant passé près de deux ans à filmer la solitude et les interactions périodiques de sept hommes mésadaptés, dont la vie brûle généralement au rythme des chenilles de cendre qu’un doigt jauni décapite, Gaudreau n’en est ressorti ni plus bien-pensant, ni fondamentalement plus «informé». À ce titre, son travail correspond en tous points avec la définition du documentaire telle que postulée par le cinéaste Jean Breschand : «Il s’immerge dans l’air du temps et filme l’instant de son tremblement.»

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Explicite à ce sujet, Gaudreau se fait un point d’honneur de souligner que son documentaire n’informe de rien. Exit toute forme de rationalité, Fucké n’est pas l’histoire de la descente dans le septième cercle de l’enfer de ses protagonistes, âgés de 32 à 65 ans, tristes comme un bordel une veille de Noël, mais plutôt le récit du réchauffage de la saucisse à hot-dog, la description de l’odeur des opiacés, le genou tuméfié de l’un, la couleur du lait dans le bol de Corn Flakes de l’autre ou la description de l’acte de défécation d’un handicapé qui se remémore la propreté des cuvettes de ses vies passées.

Inévitablement fascinés par la caméra, que partagent au final les sept chambreurs, sinon la surface de l’expérience humaine ? C’est que Gaudreau est bien loin de partir à la pêche aux sentiments  avec ce documentaire de 82 minutes, réalisé, monté et filmé par le cinéaste de 32 ans qui avait précédemment signé King of the l’Est, un survol de la réalité blanche et camisolée du hip-hop dans l’Est de la Métropole; un documentaire qui avait d’ailleurs été présenté l’été dernier dans le cadre de l’exposition collective Projet HoMa II, mettant en vedettes des artistes du quartier Hochelaga-Maisonneuve (Isabelle Guimond, Les Enfants de chienne, etc. ).

Écumeur de surface, sondeur de fond

Le réalisateur croit à la surface. Choix intelligent, puisque celle-ci est peut-être le lieu le plus logique pour ce genre d’expérimentation. À vrai dire, quelle distance doit-on conserver avec son «sujet» une fois que la caméra ne tourne plus ? Car supposons-le : le quotidien de Simon Gaudreau n’a probablement rien à voir avec celui d’un homme dont les possessions se résument à une vingtaine de cassettes VHS et aux corps morts de la veille.

Néanmoins, le cinéaste se voit accepté par la communauté, qui vit dans le paradoxe d’un monde infiniment plus grand qu’elle, mais dont les limites envisageables ne semblent qu’une infinie liste de clichés rappelant une mauvaise synchronisation entre la parole et le geste : idées reçues sur l’argent, sur Elvis Presley, sur le bonheur, sur les femmes ou sur la possibilité d’un futur qui aurait pu être diamétralement opposé à leur condition.

Qualifié de «frère», appelé à poser la caméra pour venir en aide à un chambreur en mauvaise posture puis forcé d’être témoin de la salivation surabondante d’un autre chambreur venant de s’injecter une drogue dure, après une explication détaillée et passablement éloquente de l’expérience sensorielle liée à l’injection intraveineuse («normalement, j’fais ça différemment, j’vais me mettre un film de cul ou quelque chose, mais là, faut que je me rappelle que je suis pas tout seul /01 /01
Quelques scènes après ses frasques de double hit, le même protagoniste, se voyant sur l’écran de l’ordinateur de Gaudreau, s’exclamera : «ça c’est de la télé-réalité […] j’ai la bave, regarde, c’est dégueulasse.»
»), Gaudreau vient recouper une idée explicitée par Breschand, à savoir que les images vampirisent nos rêves et nos certitudes, en même temps qu’elles les incarnent.

En entrevue, le réalisateur fait preuve de la verve pessimiste de certains décrocheurs du deuxième cycle universitaire:

Je savais que je rencontrerais des problèmes éthiques et moraux et que les gens me jugeraient bien plus que les personnages du film. Ce n’est pas un hasard. Juste le fait de trouver des gens capables d’être filmés me parait extraordinaire. On ne parle pas de trouver un «sujet» ici. Ce que je veux dire par là, en fait, c’est que j’ai encore bien de la difficulté à comprendre le concept de «sujet». C’est pourquoi je crois beaucoup à la surface; qu’est-ce qu’on peut découvrir en n’explorant rien d’autre que la surface de la vie des gens.

À l’interjection «c’est un film de festival», il objecte : «Vraiment ? Il a été boudé partout. En fait, il n’y a que Claude Chamberlan, du Festival du Nouveau Cinéma, qui a absolument tenu à le présenter.»

Cocteau écrivait dans son Journal d’une désintoxication : «une robe de chambre trouée, roussie, brûlée de cigarettes, dénonce le fumeur». Filmés sans introduction spécifique, les sujets de Fucké sont en quelque sorte les trous d’un tissu social. Sans aucun stage blood, ni procès, le film progresse au rythme d’une file d’attente dans un drive-thru et culmine donc, de manière métonymique, par une image forte qui permet au spectateur de considérer l’idée d’une manducation et d’une digestion inversée; l’idée étant de laisser le rebut de la digestion permettre au tout de remonter un peu vers sa source et de retrouver une appréciation certaine d’une esthétique de la douleur.

 

 

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Quelques scènes après ses frasques de double hit, le même protagoniste, se voyant sur l’écran de l’ordinateur de Gaudreau, s’exclamera : «ça c’est de la télé-réalité […] j’ai la bave, regarde, c’est dégueulasse.»

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