Philippe St-Germain, L’imaginaire de la greffe : le même et l’autre dans la peau, Montréal, Éditions Liber, 2015.
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Cette lecture tombe pile. Son sujet principal, la greffe, fait actuellement la manchette de plusieurs médias internationaux. En effet, une nouvelle a ébranlé le monde de la science, mais également l’imaginaire collectif : le chirurgien italien Sergio Canavero a annoncé qu’il s’apprête à réaliser la toute première transplantation de tête humaine. Fidèle à son calendrier – puisqu’en 2013, il prévoyait déjà que deux années supplémentaires lui seraient nécessaires pour organiser le projet -, le voilà donc à former une équipe de 100 à 150 spécialistes pour l’accompagner dans cette aventure qui tient littéralement de la science-fiction. Un cobaye allemand – un jeune homme atteint d’une maladie dégénérative grave – sera donc le tout premier homme à subir l’opération.
Bien sûr, l’avènement d’une telle révolution médicale est loin de faire l’unanimité. D’abord, plusieurs scientifiques estiment que le futur greffé, Valeri Spiridonov, a de très grandes chances d’y rester : jusqu’à présent, les tentatives qui ont été réalisées sur des primates ont résulté en leur mort quelques jours plus tard. Ensuite, il y a des questions évidentes de bioéthiques qui entrent en jeu. «La greffe d’une tête intégrale a un caractère spectaculaire puisqu’elle nécessite une double décapitation», écrit Philippe Saint-Germain dans L’imaginaire de la greffe : le même et l’autre dans la peau (p. 88). Il ajoute également : «parler de la greffe, c’est aussi, et, presque toujours, parler de la science. […] Ce n’est pas un hasard si les films et les romans qui ont la greffe pour thème principal relèvent presque exclusivement de genre tels que la science-fiction et l’horreur» (p. 39).
On le constate : la greffe s’inscrit dans un univers des possibles, un univers pour beaucoup fantasmé, imaginé et donc extrêmement chargé de sens. Et c’est à cela que s’intéresse Philippe Saint-Germain dans ce court essai fascinant. Plus précisément, il se penche sur l’impact qu’a eu la notion de transplantation sur certaines productions culturelles. Il circonscrit son analyse avec des exemples issus, entre autres, du cinéma et de la littérature, qui «mettent toujours en jeu un greffon matériel (humain, animal, végétal, etc.), c’est-à-dire un élément que l’on tire de son lieu physique et biologique d’origine pour qu’il soit inséré dans un autre.» (p. 9)
Ainsi, il débute en nous expliquant les différents types de greffes (allogreffes, xénogreffes, isogreffes, etc.) pour ensuite plonger dans le mythe de Prométhée qu’il associe, avec raison, au personnage de Frankenstein (à ne pas mélanger entre le docteur et sa créature). «Le mythe de Prométhée et le Frankenstein de Mary Shelley sont deux des illustrations les plus frappantes de cette quête d’un homme nouveau, à l’œuvre dans bien des cultures à différentes époques.» (p. 31) La greffe est ici associée à une idée d’amélioration, de réparation, mais également de possibilités nouvelles.
Saint-Germain amène rapidement la notion de greffon rebelle, une vision récurrente dans les symptômes post-greffes tels que décrits dans plusieurs récits, romans et/ou films. Le membre ou l’organe greffé demeure hanté de la personnalité de son propriétaire antérieur et amène le greffé à ne plus être entièrement lui-même. En guise d’exemple, l’auteur revient souvent à l’œuvre Les mains d’Orlac, de Maurice Renard, un roman policier qui a également été adapté au cinéma.
L’auteur évoque par la suite l’analogie entre le corps greffé et le kaléidoscope, en utilisant l’expression «kaleidoscorps», pour exprimer à la fois «l’unité et la multiplicité» (p. 74) de ce corps transformé. On passe ensuite aux expérimentations de greffes réalisées sur des visages avec, entre autre référence, le fameux Les yeux sans visage (1960) de George Franju. Digne héritier de ce dernier, l’excellent film La piel que habito (2011) de Pedro Almodovar est également mis en parallèle dans cette évocation de l’identité transformée par la transplantation du visage et de la peau entière. Le dernier chapitre s’intéresse particulièrement aux monstres – on apprend, entre autres, qu’une science nommée «tératologie» s’intéresse aux malformations congénitales -, en s’attardant aux œuvres de Cronenberg (The Fly, Existenz) et en analysant le genre fictif du body horror.
Boutures
Philippe Saint-Germain nous propose une incursion fouillée dans le monde de la greffe. Ne serait-ce que dans les types de greffes évoquées en début d’ouvrage ou encore pour tout ce que l’auteur a volontairement mis de côté, soit les implants, les transfusions sanguines et les greffes métaphoriques, plusieurs autres études seraient souhaitables pour explorer cet univers.
Le sujet choisi par l’auteur est vaste, complexe et, en son sein, foisonnent les multiples interprétations. Ce qu’il nous offre ici est une brillante entrée en matière qui donne l’occasion au lecteur de poser le pied dans un monde qui touche à la fois à la science, la psychologie, la philosophie, la fiction, la médecine et plusieurs autres domaines qui, de près ou de loin, sont convoqués par ces questions aux ramifications importantes.
Quelques livres québécois ont aussi abordé le sujet de la greffe ou, du moins, de mélanges organiques entre êtres humains et plantes, par exemple. Paru en 2003, L’expérience interdite de Ook Chung (Boréal, 2003) dépeint des expérimentations glauques sur des écrivains afin d’obtenir une substance unique permettant d’écrire un chef-d’œuvre. On y retrouve des humains qui font corps avec les cages qui les tiennent captifs. Dans la même veine, Le Phytoanalyste de Bertrand Busson (Marchand de feuilles, 2013) propose un délicieux délire rocambolesque dans lequel son personnage principal se retrouve avec un chou-fleur à la place du cœur.
Voilà en somme un livre captivant qui contient de plus une médiagraphie extrêmement complète qui nous donne bien envie de se procurer tous ces bouquins.
