Du stade aux planches

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Benoît Melançon et Michel Porret [éds.], Pucks en stock. Bande dessinée et sport, Chêne-Bourg, Éditions Georg, coll. «L’Équinoxe», 2016, 270 p.

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Le 9e art est bien disposé à aborder le sport : par les images, il peut restituer l’iconographie des activités athlétiques en optant aussi bien pour la précision anatomique que pour les envolées graphiques traduisant l’énergie et l’intensité d’un bon match, et par le texte, il peut organiser une structure narrative similaire à celle que se confectionne le spectateur lors de l’écoute d’un match. De fait, s’il n’a jamais atteint la popularité des aventures de super-héros, le genre sportif constitue néanmoins une part non-négligeable de la production de bande dessinée depuis ses débuts.

C’est à une étude de plusieurs albums et séries que convie le recueil Pucks en stock, dirigé par Benoît Melançon et Michel Porret. Plutôt que de prétendre à l’exhaustivité ou de se limiter à des sujets très étroits, l’ouvrage amalgame les analyses de titres particuliers ou de corpus d’auteurs, les panoramas plus larges et les textes au croisement de ces deux approches. L’assemblage hétéroclite de ces perspectives, qui peut donner l’impression d’un fourre-tout désorganisé, s’avère au contraire des plus appréciables au cours de la lecture, tirant avantage de cette variété pour offrir un portrait à la fois global et aiguisé du sujet étudié.

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Toutes disciplines confondues

Le recueil a le mérite de ne pas limiter son attention aux seuls sports européens : le texte de Philippe Videlier, «Mens sana in corpore sano : les corps en mouvement dans la bande dessinée», recense un grand nombre de sports, terrestres comme aquatiques, pratiqués par les héros de papier, de manière toutefois un peu trop succincte. Benoît Melançon, qui étudie le (maigre) corpus de la bande dessinée de hockey au Québec, dégage le constat que le sport national de la Belle Province est «représenté […] selon deux lignes de force principales — l’humour et la violence —, l’une souvent associée à l’autre». L’étude de l’imaginaire de la boxe offerte par Michel Perrot démontre qu’en plus des valeurs vertueuses — courage, détermination, abnégation et j’en passe – que l’on associe couramment au pugiliste, on ne passe sous silence ni la brutalité des affrontements, ni la corruption qui gangrène l’organisation des combats. C’est également en s’intéressant à la représentation de la boxe dans certains albums de Baru que Vincent Marie parvient à identifier trois phases distinctes dans la carrière de cet bédéiste, à savoir le cycle de l’adolescence (1984-1990), le cycle des banlieues (1998-2006) et enfin le cycle du polar (2008-2013).

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On découvre également que certains personnages ont fait preuve d’une grande polyvalence dans leur pratique sportive : Bécassine (par Julie Gaucher) et Bicot (par Denis Jallat) ont plusieurs cordes à leur arc et les significations associées à chaque sport en disent autant sur les personnages que sur les époques où leurs aventures étaient campées. Sébastien Farré s’intéresse au personnage d’Éric Castel, vedette de soccer actif sur les gazons de l’Europe pendant les années 1970, afin de révéler comment le personnage, par l’entremise de sa relation avec Pablito, un jeune adolescent, et au gré des transferts entre clubs qui le mène aux quatre coins de l’Europe, aborde les thématiques du passage à l’âge adulte et des identités européennes. Laurent Grün, quant à lui, montre qu’Astérix et Obélix, gladiateurs et olympiens le temps d’un album, se situent à la croisée du passé et de l’avenir, en multipliant les anachronismes pour exposer — ou reconduire — les préjugés raciaux des différents peuples européens tout en préfigurant les scandales de dopage qui secouent périodiquement le monde du sport professionnel depuis des décennies.

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La série Éric Castel, par Raymond Reding.

Au travers de ces différentes analyses, les auteurs font la preuve que le sport n’a rien de monolithique, ce qui est démontré par les  nombreuses idéologies qui y sont promulguées explicitement et implicitement par les œuvres étudiées. Si le sport est parfois vecteur d’unification, d’hygiène corporelle, d’entraide et de perfectionnement, il peut également être source de conflits, d’égoïsme, de blessures et de vacuité intellectuelle. La diversité des opinions véhiculées sur et par le sport dans les œuvres abordées, et par les auteurs du collectif, est d’autant plus satisfaisante qu’on sait combien il subsiste encore des préjugés à l’endroit d’une activité qui occupe, voire obsède, une bonne partie de la population.

Faits saillants et fautes techniques

Deux textes se démarquent du lot par leur qualité exceptionnelle. Celui d’Eric Bouchard, portant sur l’esthétique de la bande dessinée japonaise, est d’une époustouflante maîtrise : combinant synthèse des principes formels du manga, explications de facteurs culturels déterminants dans la relation au sport au Japon et analyses serrées de passages de certains mangas, cet article réussit en une trentaine de pages à livrer une grande quantité d’informations de manière limpide et captivante à propos d’œuvres portant sur le ping-pong, le baseball, le basketball et la boxe. Celui de Laurent Bozard, consacré aux quelques planches portant sur le sport signées par le bédéiste humoristique Goosens, organise son analyse autour de la devise des jeux olympiques (titius, altius, fortius), un effet de style qui aurait pu devenir contraignant et redondant mais qui s’avère parfaitement applicable tout au long de la démonstration. Ces deux textes accordent également une attention accrue au travail graphique des artistes abordés, ce qui tombe sous le sens lorsqu’il s’agit d’analyser une bande dessinée mais qui n’est apparemment pas encore une pratique répandue dans les études du 9e art.

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Goosens.

C’est d’ailleurs en ce qui a trait à l’utilisation des images que le recueil commet son pire impair. La plupart des textes sont accompagnés d’illustrations indispensables à l’intelligibilité des propos des auteurs, tandis que d’autres sont curieusement exempts d’images. On peut sans peine imaginer que l’article de Grün sur les irréductibles gaulois n’en contient pas pour cause de droits de reproduction au coût prohibitif, mais les textes sur Bécassine et Bicot — ce dernier personnage étant peu connu du grand public des aveux mêmes de l’auteur — souffrent également de cette carence d’accompagnement visuel. Dans certains cas, la qualité des reproductions laisse également à désirer : le texte inscrit dans les phylactères est difficile à lire en raison d’une numérisation inadéquate des planches, et un gag discret inséré à l’extrémité droite d’une case de Goosens n’avait pas été repéré par l’auteur de ces lignes avant que Bozard n’en commente la présence. Déplorer les tares des illustrations au sein d’un livre est à la fois gage d’une grande qualité générale, puisqu’il faut se rabattre sur ce «détail» pour relever un problème quelconque avec l’ouvrage, mais paradoxalement, ce défaut s’avère crucial justement parce qu’une étude de bande dessinée doit impérativement consacrer un soin aux illustrations qui dépasse celle qu’on accorderait aux détails.

Hormis cet accroc, par son panorama à la fois inclusif et nuancé de la présence du sport dans les planches de bande dessinée, Pucks en stock atteint son objectif, ou du moins, si le plan de match initial était de ne pas chercher à en faire trop mais bien d’offrir une solide performance, les joueurs ont respecté les consignes de leurs entraîneurs.

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