Tu te souviendras de moi

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30.05.2017

Time’s Journey Through a Room, texte et mise en scène : Toshiki Okada ; son et scénographie : Tsuyoshi Hisakado ; interprétation : Izumi Aoyagi, Mari Ando et Yo Yoshida ; direction technique : Koro Suzuki ; direction sonore : Norimasa Ushikawa ; direction lumières : Tomomi Ohira. Un spectacle de chelfitsch, présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 29 au 31 mai 2017.

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Si Toshiki Okada a été l’une des révélations du FTA en 2011 avec son triptyque Hot Pepper, Air Conditioner, and the Farewell Speech, le metteur en scène japonais nous arrive cette année avec une esthétique complètement transformée, alors que ses visions du monde – et de la fiction – ont été ébranlées par la catastrophe de Fukushima. Plongée complète et réelle au cœur de la mélancolie.

Sur scène, une pièce des plus simples : une fenêtre, une table. Une actrice entre en scène pour nous dire que la pièce débutera bientôt, qu’il nous faut maintenant fermer les yeux et ne les rouvrir qu’à son signal et qu’alors, à ce moment précis, le rêve éveillé pourra débuter. Un homme est assis, dos à la foule. Sa copine arrive dans la pièce comme une éclaircie qu’on n’attendait plus. Lentement et candidement, elle lui parlera du passé, de la tragédie. D’eux avant et d’eux maintenant ; deux mondes qui semblent désormais incompatibles.

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Transformation(s)

Jamais entre les deux un réel dialogue ne se créera. La petite amie reviendra dans le menu détail sur les événements qui les ont transformés, des événements que tous nous connaissons : le 11 mars 2011, un violent tremblement de terre frappe la côte du Japon avant de créer un raz-de-marée qui entraînera la catastrophe nucléaire désormais tristement célèbre.

Ce matin-là, le couple ne s’adresse pas la parole à la suite d’une dispute. Lui lit sur le canapé, elle sort sur le balcon pour regarder la ville. Si on ne peut concevoir violence plus désarmante que ce silence entre deux êtres confinés dans une pièce aussi anxiogène, celle-ci sera complètement désamorcée lorsque l’immeuble entier se met à trembler et que les deux quitteront pour le lot de stationnement à l’extérieur, avant la prochaine réplique.

Nous entraînant lentement dans les méandres de ce jour fatidique par une conversation aux allures de monologue, la lenteur avec laquelle le langage prend la scène rythme cette pièce par d’intermittents voyages entre l’avant et l’après, le passé et maintenant. Si l’homme se terre dans un silence insoutenable, son mouvement, lui, est éloquent. Dos au public, assis sur une chaise, ses membres se tendent subtilement, ses pieds quittent le sol pour mieux y revenir, ses bras et ses mains se crispent comme un réel accusé de réception du discours.

Quelqu’un va venir

Si la pièce semble prendre des allures de huis clos amoureux pour deux, une troisième personne s’immisce pourtant rapidement dans le spectacle. Elle est en retrait de la scène, pourtant elle s’y dirige. D’où ils sont, ils ne peuvent la voir, ni l’entendre. Elle est en retard, prise en plein cœur d’un bouchon de circulation. Lui l’attend ; il l’a invitée chez lui. Elle deviendra sa petite amie. Mais pour l’instant, il lui est impossible de savoir si elle a décidé à la dernière minute de ne pas venir. Son téléphone cellulaire est mort, elle ne peut le joindre. Lui est prisonnier de son mutisme et de sa copine actuelle qui ressasse le passé, soulignant encore et toujours à quel point la catastrophe les a fait grandir.

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Un peu à la façon d’un En attendant Godot de Beckett, ou encore de Quelqu’un va venir de Fosse, Time’s Journey Through a Room d’Okada use du même dispositif, celui d’une tierce partie qui viendra – ou pas – bouleverser un sensible ordre établi. Ici, le titre de l’œuvre fait foi de tout : le temps et l’espace sont au cœur de la proposition théâtrale, tandis que le spectateur se retrouvera toujours pris en deux temporalités, voire deux réalités, desquelles il devra extraire l’essence des silences.

Réalisme onirique

Si Okada signe un retour convaincant à la fiction théâtrale classique, le travail scénographique et l’ambiance sonore emballent la proposition d’un réalisme magique où chaque bruit, chaque lumière, chaque élément du décor tire sa contenance dans l’interprétation qu’on veut bien en faire. Peu de réponses données, mais beaucoup de pistes de réflexion proposées. Bien que la scénographie soit excessivement épurée, l’espace est confiné et le mouvement, lui, trace les murs entre le temps et les personnages.

Rien n’est laissé au hasard : la terre, l’eau, l’air et le feu sont conviés sur scène par à-coups, question de recréer un monde dans les espaces confins de nos vies. Le téléphone sonnera, mais restera sans réponse. Le répondeur clignotera, sans qu’on daigne s’y intéresser. Même le texte épouse l’espace, jusqu’à le définir: « Il y a des bruits qui n’arrivent pas jusqu’ici. » Okada parvient à souligner à quel point même l’immuabilité du temps et de l’espace peut trembler jusqu’à créer des brèches, des brèches où le réel même se transforme jusqu’à devenir théâtre.

Il y a dans cette pièce une candeur amoureuse jumelée au silence du désastre. Pendant plus d’une heure, un homme discute à la fois avec hier et demain, déchiré entre le souvenir et les promesses. Okada parvient brillamment à mettre en scène ces instants de vie durant lesquels on se retrouve dans un entre-deux, où le passé nous retient et l’avenir nous inquiète. Time’s Journey Through a Room est d’une mélancolique onirique, d’une intelligence jamais outrancière et d’un subtil génie.

crédit photos : Misako Shimizu

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