Et l’humanité a été décimée par une incontrôlable pandémie

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21.04.2020

[RUBRIQUE DÉBAT/ACTUALITÉ]

 

Aquariums de J.D. Kurtness répond à une sorte de dilemme que j’entends grenouiller dans le milieu lettré depuis que notre quotidien a changé (touchant euphémisme). Je tiens toutefois à vous rassurer : le livre est paru bien avant qu’on ait croqué dans le pangolin. Le dilemme est le suivant : est-ce que les projets d’écriture sur lesquels les hordes d’écrivaillons planchent (depuis des années parfois !) auront encore quelque pertinence après la crise ou est-ce que nous ne devrions pas écrire autrement, anéantir le passé pour se raconter dorénavant depuis le Covid-19 ? J’ajouterais que cette question devient encore plus aiguë dès lors qu’on parle de projets d’écriture « apocalyptiques » comme ils foisonnent depuis des années.

Poser une telle question est un luxe, j’en conviens, et certains entendront clinquer dans l’interrogation l’indécence des privilèges en ces temps de survie, où est ressentie avec une acuité nouvelle la frontière entre l’utile et le futile. Il reste toutefois que cette question revêt un trait fondamental, que j’aimerais illustrer avec une anecdote.

Ma dernière rencontre fortuite

On en était aux balbutiements du confinement. À Montréal, les aires de jeux pour enfants étaient encore licites, pour les irresponsables, et il s’avère que j’ai participé à cette irresponsabilité en regardant ma fille glisser dans le tobogan. Le père d’un ami vint papoter : ma dernière discussion fortuite à ce jour.

Psychologue, il témoignait du fait que ses patients, en général, étaient soulagés par le confinement, par la fin de l’exigence de performance, par cette solitude soudainement partagée par tous. Une sorte de poids existentiel était alors reporté sur la collectivité, et cela apaisait le psychisme de plusieurs. Je lisais alors le magnifique Phora de Nicolas Lévesque, et je me disais que ce psychanalyste aurait peut-être eu le même réflexe de définition : la « société sur pause », c’était aussi le remède à plusieurs maux qui rampaient dans nos tréfonds. De fil en aiguille, mon interlocuteur a été intéressé par ce que la littérature « avait à dire » sur ce que nous vivions : sur le coup j’ai figé, parce que la littérature – vous le savez – ne dit pas souvent quelque chose sur quelque chose, c’est à cause de Barthes et de l’intransitivité. Puis j’ai repensé à ces projets de recherche sur « l’imaginaire de la fin », et à cette idée, maintenant vieille, que la postmodernité veut se penser comme point final. À l’hybris du Premier humain et des origines fertiles se substitue l’hybris du Dernier homme et d’après-nous-le-déluge. J’ai alors parlé de cette vanité que décrivait Thomas Pavel, vanité de celui qui prétend raconter la fin, de celui qui « présente alors un récit accompli et renvoie à un dossier fermé, à un débat clos, par rapport auquel il s’érige en conteur, donc en juge, assumant déjà une transcendance. Conceptualiser la fin […] signifie infliger aux séries censées s’être arrêtées une dégradation ontologique, les reléguer, au moyen d’un artifice rhétorique, au niveau de matériau narratif ployable en tous sens et privé du droit, comme de la capacité, de réagir /01 /01
Thomas Pavel, Le mirage linguistique. Essai sur la modernisation intellectuelle, Paris, Minuit (Critique), 1988, p. 19.
. » J’ai ergoté sur cette fin vaniteuse qui captive certaines écritures contemporaines – je ne lui ai pas précisé que j’avais moi-même écrit dans le trouble de la fin, sur le trouble de la fin et de la paternité; il est psychologue, je n’étais pas en consultation.

J’ai alors mentionné comment on était hanté par cette fin, en littérature, comment la crise, nous la vivions comme on nous l’avait racontée – la psychose du papier-de-toilette qui rappelle Don Delillo, la contagion qui nous projette dans Walking Dead ; au début de la crise, comme au début de The Road, certains amis ironisaient sur l’idée de remplir leur bain d’eau, au cas où ; Emmanuel Macron lui-même semble sorti d’un roman dystopique de Michel Houellebecq, martelant ses métaphores guerrières mal senties, etc. Et en lui disant cela, je réalisais que, bêtement, la fiction des dernières décennies n’avait peut-être pas prévu la fin, en extrapolant sur la menace, mais nous avait plutôt confectionné un répertoire d’attitudes collectives pour envisager notre vie durant la fin. La pandémie des dernières semaines est encore très fictionnelle pour plusieurs, c’est-à-dire virtuelle, médiatisée par l’écran, les schémas, et s’agglutine aux fictions qui la racontaient déjà il y a vingt ans. Nous vivons cette crise comme un prolongement de crises déjà racontées. Ce soir-là, je commençais à lire Aquariums de J.D. Kurtness.

Aquariums durant le confinement

Le roman de Kurtness a cet intérêt manifeste de ne pas traiter explicitement de notre crise, quand bien même on la pressent, comme réverbérée. En lisant le roman, on réalise que c’est notre pandémie, mais avant notre pandémie ; peut-on raconter cela ainsi aujourd’hui, avec la même insouciance ?

La trame est discontinue. On nous décrit la fin des espèces : certains fragments se focalisent sur une baleine plus que centenaire, consciente, dirait-on, d’être parmi les derniers spécimens de cétacé. On raconte également une génération trouble des Premières nations sur la Côte-Nord. On nous présente surtout la vie d’une narratrice, de sa petite-enfance à demi-orpheline jusqu’à sa vie adulte de trentenaire désabusée, docteur en microbiologie engagée dans une expédition vers le grand-nord. En trame de fond, une pandémie de rage menace l’humanité. Aquariums raconte moins la décimation – nous ne sommes pas dans un récit de fin du monde, mais dans un récit où la fin du monde constitue l’horizon – que la préservation du vivant ; tout le récit est tourné vers les stratégies pour maintenir la flore sous-marine, des coraux à l’Arctique. Se dessine également une volonté de se préserver ; ainsi de Henri, personnage affligé de xérodermie pigmentaire, qui doit avancer dans un habit de cosmonaute pour protéger sa peau des rayons UV. Depuis son bunker dans un sous-sol de la Floride, il mettra au point un système d’exploitation pour le vol vers Mars : dans Aquariums, la technologie repousse les confins de la connaissance, alors même que la fin des temps lui souffle dans le cou. C’est ce sentiment précis, grisant, d’une ère de la fin qui ne s’en fait pas trop, qui donne toute sa force au roman. On ne raconte pas la fin, elle est déjà-là, préinscrite dans la fiction sans qu’il soit nécessaire de s’y arrêter.

Élément rare, pourtant : drôle, « punché », dynamique, Aquariums a cette faille si peu contemporaine de ne pas aller assez loin, de ne pas bricoler avec assez d’ampleur les liens entre les personnages, de ne pas pousser le souffle de la saga du récit au bout de ses promesses. Si ce roman sait captiver, il sait aussi décevoir, comme s’il lui manquait encore quelques développements pour parfaitement convaincre. N’empêche : il réussit à me persuader d’une chose. Je crois, et voilà un pronostic hasardeux, que nous voguons depuis des années sur les ères de la fin des temps – j’ai, moi-même, un appétit insatiable pour les films de fin du monde. Sauf que c’était là peut-être un imaginaire visité à peu de frais, blasés que nous sommes de la peur de la mort – il y a pire : la peur de ne pas performer, dirait le psychologue. J’ai le sentiment que tous ces textes hantés par la fin (mon propre recueil En savoir trop, comme Aquariums, comme Faunes de Christiane Vadnais, comme Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin) n’auraient pas vraiment de sens à paraître après le Covid-19. Ce n’est pas exactement en raison de l’importance historique de ce que nous vivons que j’émets cette prophétie ; c’est plutôt en raison de sa force narrative. Nous avancions vers la fin, un sentiment de fin que nous investissons pour beaucoup dans ce que nous vivons aujourd’hui. Par une sorte de rebond, il se peut que nous passions alors, de l’autre côté, à l’imaginaire d’un recommencement, une sorte de printemps moribond, pas tant gonflé d’espoir, mais capable de mieux mesurer la circularité des temps et la vertu de la survie.

 

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Thomas Pavel, Le mirage linguistique. Essai sur la modernisation intellectuelle, Paris, Minuit (Critique), 1988, p. 19.

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