Derrière le masque, une larme

superheroes_cry_too_frgmnt_j-style_vicversa_davidwong_dcw2302-arw_0
Photo : David Wong

Superheroes cry too. Compagnie : FRGMNT. Une coproduction de FRGMNT et de Danse-Cité. Co-direction : Céline ‘ezzeC’ Richard-Robichon et Richard ‘Shash’U’ St-Aubin; interprètes : Ja James ‘Jigsaw’ Britton Johnson,Victoria ‘VicVersa’ Mackenzie, Nubian Néné, Mukoma-K. ‘J. Style’ Nshinga, Richard ‘Shash’U’ St-Aubin ; costumes : Jessy Colucci/Process Visual ; conception d’éclairage : Tim Rodrigues ; documentariste de création : Frédérique ‘Pax’ Dumas ; scénographe : Rahime ‘NOSB’ Gay-Labbé ; regard extérieur: Nindy Banks ; autrice : Sasha Bissonnette ; artistes/ projections vidéo : Frédérique Rodier, Jontae McCrory ; recherche et ressource :  Claude Malenfant. Présenté au Ausgang Plaza du 9 au 11 décembre 2022.

///

C’est au Ausgang Plaza, lieu polyvalent et hautement inclusif, que s’est déployée la première création du collectif FRGMNT formé de noms bien connus de la communauté hip-hop et de danse urbaine de Montréal. Superheroes cry too est une expérience immersive et déambulatoire à la croisée des genres performatifs, des arts visuels, de la musique et de la danse. Le caractère multidisciplinaire du spectacle (une proposition organique qui respire le partage des savoirs) tient lieu à la fois de contrainte et de potentiel d’expérimentation formelle.

En tant que salle d’exposition et de spectacle munie d’une belle capacité de transformation selon l’évènement, le Ausgang Plaza est un lieu tout indiqué pour recevoir la tapisserie visuelle proposée par Céline ‘ezzeC’ Richard-Robichon et Richard ‘Shash’U’ St-Aubin. À son arrivée, on demande au public de consigner son émotion du moment sur un morceau de papier. Des bols noirs reçoivent nos états d’âme. Par souci de transparence, j’écris que je suis arrivée, comme on a l’habitude de dire, avec ma semaine morose « dans le corps ». L’énoncer me permet de prendre conscience de la manière dont l’émotion teinte mon expérience. Il est regrettable que ce matériel n’ait cependant pas été utilisé davantage durant la performance qui, même vécue en solitaire, est foncièrement collective. 

superheroes_cry_too_frgmnt_nubian_nene_j-styledavidwong_dcw2982-arw
Photo : David Wong

Des espaces intimes

Trois installations distinctes sont disposées dans l’espace. L’auditoire a le loisir de circuler parmi elles. Chaque installation est une scène en soi, caractérisée par sa propre écriture visuelle et lumineuse. Le tout accompagné d’une composition sonore de Shash’U, grâce à laquelle on navigue entre des notes tendres et une rythmique plus groovy. On se croirait parfois dans un film. Sur le mur principal de l’espace, des projections accompagnent les prises de paroles et les actions de manière délicate, presque discrète.

Avant même que les interprètes n’émergent de la foule pour s’approprier à tour de rôle l’aire qui leur est dédiée, les différents accessoires et leur agencement attirent déjà notre attention et nourrissent notre curiosité. Un sentiment étrange se dégage, par exemple, à la vue de cette boîte dans laquelle se dévoile un dispositif de cordages.

Superheroes cry too s’ouvre avec la déclamation d’un flux de pensée par l’artiste Nubian Néné. De l’incapacité de trouver sa place, un équilibre, émerge un mal-être, une colère sourde. Dans sa longue robe noire, Nubian Néné rappelle une prêtresse sage qui dit tout haut ce qui dort dans nos nuits noires. Elle semble d’ailleurs détenir ce rôle dans la scénarisation : à chacun de ses déplacements, on la suit du regard tandis qu’elle nous emmène vers les autres artistes. Elle se pose alors près d’iels et les regarde avec une bienveillance maternelle.

Dans leur routine, Mukoma-K. ‘J. Style’ Nshinga, Ja James ‘Jigsaw’ Britton et Victoria ‘VicVersa’ Mackenzie s’amusent à jouer de leur registre chorégraphique respectif tout en respectant les exigences de leur espace. Dans son numéro entièrement au sol, J. Style évolue à l’intérieur d’un champ délimité par six ventouses – qui lui servent d’appui pour se déplacer – dans un rythme lent, plongeant avec lui l’auditoire dans un état second. Selon le lieu d’observation, l’œuvre se dévoile différemment. Vue d’en haut, elle est pareille à la peinture mouvante d’un individu en eaux profondes se débattant avec les éléments intérieurs et extérieurs. Les outils de fixation permettent de créer ces effets d’apesanteur et de glissement, tout comme les cordages dans lesquels s’enroule Ja James ‘Jigsaw’ Britton lors de la seconde prestation. Sa routine énergique et libre, contrastant avec le corps entravé, est un exemple parfait de la vulnérabilité qui se trouve au cœur de la performance. Cette même fragilité s’exprime lorsque Victoria ‘VicVersa’ Mackenzie, dans sa longue jupe faite de tentacules, incarne différents états de corps, passant de l’image de la femme puissante à celle de la ballerine gracieuse. La dualité devient visible à travers ses expressions faciales changeantes couplées à une physicalité théâtrale et fluide. Chaque artiste possède son langage – breaking, house, waacking, hip-hop – et se sert de son lexique pour sublimer le pouvoir et la douceur dans toutes leurs nuances.

superheroes_cry_too_frgmnt_jigsaw_davidwong_dcw2710-arw
Photo : David Wong

Seul et ensemble à la fois

Quoique nous soyons libres d’initier notre propre parcours d’observateur·rice, la présence d’autrui contamine la réceptivité dont nous faisons preuve face à la création et provoque une forme d’empathie et de connexion qui favorise l’immersion collective. Voir les corps bouger, les sourires en coin, repérer les regards interrogatifs en réaction à ce qui fait ou non partie du spectacle, entendre les vives exclamations admiratives devant un enchaînement parfaitement exécuté : tout ceci nous rapproche des un·es et des autres.

C’est d’ailleurs une caractéristique propre au milieu de la danse de rue : cette propension à donner et à recevoir de l’énergie, à s’insérer dans un tout cyclique et solidaire. À voir la sincérité avec laquelle les artistes se présentent devant nous, nous tendons à les imiter. Ma morosité m’a vite quittée.

Déconstruire les mythes

L’image du superhéros et de la superhéroïne vient avec son lot de mythes, un héritage fictionnel littéraire et cinématographique orienté par un ensemble de codes culturels, symboliques et marketing. Au-delà des récits manichéens grandioses nous permettant d’échapper à notre réalité terne, qui enseignent de pseudo bonnes valeurs aux enfants et racontent de beaux mensonges aux adultes, se trouve une constante : un superhéros ou une supe-héroïne montre rarement sa vulnérabilité, cache tout signe de faiblesse.

Dans nos vies contemporaines, cet état de surpuissance est glorifié. Collectivement, nous apprenons à avoir honte de la fragilité : l’espace et le temps manquent pour ne pas être les héros et les héroïnes de nos vies. Aucune sphère, qu’elle soit intime, sociale ou politique, n’y échappe. Pourtant, le temps d’une soirée, Superheroes cry too pointe le fil tendu sur lequel nous marchons. Sans naïveté, ni d’artifices ni de leçons, la création nous inflige seulement une piqûre de rappel. À nous de décider qu’en faire.

superheroes_cry_too_frgmnt_vicversa_davidwong_dcw2446-arw
Photo : David Wong

Articles connexes

Voir plus d’articles