Faire avec ce qu’on a : proliférations de l’imagination politique antifasciste
On frappe à la porte du P.O.B. – pour Pile Of Bricks (pile de briques) –, un ancien entrepôt où Amos Kennedy Jr. a créé l’atelier qui lui permet de fabriquer ses affiches. Il n’y a pas de réponse, mais du bruit s’échappe de l’intérieur. Myriam s’est étirée pour cogner dans la fenêtre, et on reste là, à attendre sans attendre, placotant devant la porte, par cette journée chaude de juillet que nous consacrons au désœuvrement. Le soleil plombe, le temps est suspendu, l’air de terrain vague des rues environnantes renforce notre disposition à laisser les choses arriver doucement. On a le temps, et tant pis si personne ne répond à la porte.
Devant nous, de l’autre côté de la rue, une maison barricadée. Je la prends en photo, dans un geste un peu intrusif mais désintéressé, juste en attendant, parce qu’elle incarne quelque chose de l’esprit du lieu. Myriam me dit : « C’est la maison d’Amos ! Il vient de l’acheter, pour éventuellement y habiter. Il a fait réparer le toit, mais le reste devra attendre. » Je me déplace sur le côté pour voir le toit neuf de tôle grise, brillante. Elle m’informe que c’est ce que font beaucoup de personnes ayant racheté des maisons en « ruines » de ce quartier de Détroit en vue d’y vivre : réparer le toit pour éviter les infiltrations et ralentir la détérioration de l’ensemble, puis réparer le reste tranquillement, au fil des ressources qui se présentent, jusqu’à ce que ce soit habitable.
La ville de Détroit est passée de 1,8 million d’habitant·es en 1950 à environ 650 000 en 2013, année où la ville a déclaré faillite. Le déclin de l’industrie automobile conjugué au racisme antinoir ayant mené aux soulèvements de 1967 ont fait fuir, notamment, une population blanche convaincue de retrouver la quiétude de ses privilèges ailleurs. Certains quartiers se sont vidés, les maisons désertées sont restées à l’abandon pendant des années. La ville a mis en vente plusieurs dizaines de terrains, une vente de feu ; sur ces friches, les gens se sont réorganisés en mettant en place des jardins communautaires, des fermettes, des ateliers d’artistes, des lieux de diffusion improvisés, des logements abordables, des espaces de convivialité spontanés. Un mouvement d’agroécologie politique, réappropriation africaine-américaine d’un rapport à la terre et à l’autosuffisance alimentaire et communautaire, y a pris racine.
On connaît plutôt bien, désormais, cette histoire, mais c’est une expérience particulière de flâner dans les rues d’un quartier d’une grande ville d’Amérique du Nord d’où tous les signes de croissance économique ont été rayés : pas de voitures qui circulent, pas de maisons de plastique ou rénovées au goût du jour, pas de commerces. Les feux de signalisation continuent de passer du vert au jaune au rouge au vert, mais personne ne traverse la chaussée lézardée d’herbes. Quelques piéton·nes, quelques cyclistes, des gens qui flânent, beaucoup qui jardinent, d’autres sur les balcons : on se salue, c’est tranquille. Depuis son vélo, Myriam crie souvent, en souriant, le poing levé, « Free Palestine ! » en direction des personnes qu’on croise, qui répondent avec le même geste.
Amos ouvre enfin – il ne nous entendait pas, concentré sur son ouvrage et entouré du bruit des machines et de la musique. Bras grands ouverts et riant aux éclats, il est visiblement ravi de revoir Myriam. Il nous reçoit, même s’il est en pleine séance de travail, et nous prenons le temps de discuter, de visiter ses installations, de boire de l’eau pétillante adossé·es à ses machines d’imprimerie. Il semble avoir tout son temps, il nous donne des affiches, nous explique son projet du moment. « C’est parce que je n’essaie pas d’être productif et de faire des millions ! », dira-t-il plus tard en ricanant, lorsque nous discuterons du fait qu’on devrait toujours avoir le temps, toujours prendre le temps de se parler, de se recevoir les un·es les autres – que c’est ça, aussi, soigner le collectif, dans toutes ses occurrences.
L’atelier est vaste, un espace ouvert qui contient plusieurs machines d’imprimerie sur lesquelles Amos crée ses œuvres de « letterpress printing », une technique artisanale qu’il utilise pour s’inscrire dans l’héritage des mouvements de justice qui l’ont précédé :
In the 1800s, abolitionists wielded this power to print broadsides and pamphlets that called for an end to enslavement Late in the nineteenth century, the Black press used it to expose racist mob violence in the South In the twentieth, activists used it to print placards to protest Jim Crow laws Black printing helped the civil rights movement to flourish I go back to that legacy/01/01 Amos Kennedy, Jr. (dir.). Amos Paul Kennedy Jr.: Citizen Printer, San Francisco, Letterpress Archive Books, 2024, p. 12-13.
L’utilisation du letterpress, mais aussi du type de blocs, des matériaux, l’emploi de son temps et les phrases qu’Amos choisit d’imprimer, de faire circuler, ont en commun un souci constant de contribuer à produire un monde habité de mémoires politiques et complètement orienté vers un présent engagé, créatif et porteur de joie (« I try to do happy », dit-il). À propos de l’usage de blocs de lettres :
Even broken or worn-down types get used in my shop. Damaged types need to be seen, too. This is in part because—while I have more than 750 cases of type—I lack a complete set for most of it. But it’s also because I print the world I want to live in. And that’s a world where there is no segregation, even in the typecase/02/02 Ibid., p. 26. .
Les chaises, les tables et les murs sont couverts d’affiches, les matières se mélangent : la brique du bâtiment, le bois des meubles, le métal des machines et des blocs de lettres, le papier, partout, sur lequel est imprimée une grande variété de couleurs superposées et de messages politiques, tous axés sur la justice sociale, dénonçant le racisme et différentes formes d’oppressions, célébrant l’art, citant des penseur·euses et activistes du mouvement des droits civiques ou clamant une inspiration du moment, souvent avec un côté incisif, ludique.
Au fil de la conversation, Amos explique que certaines journées, il se promène dans son atelier sans vraiment toucher à quoi que ce soit, regardant, réfléchissant et laissant son esprit vagabonder au contact des matériaux. « C’est du travail quand même », dit-il, évoquant cette partie du travail créatif tellement difficile à faire reconnaître mais qui en constitue la base, le temps de désœuvrement par lequel les choses arrivent à se mettre en place. À d’autres moments, il imprime sans relâche, installe les petites lettres et fait des agencements d’impression sur ses machines mécaniques, des tâches à la fois minutieuses et exigeant beaucoup de force physique. « Et d’autres jours, je peux travailler toute la journée sur une toute petite chose que personne ne remarquera jamais, ne saura jamais que j’ai faite, mais qui est essentielle pour le reste. » Son geste est revendiqué, ludique, politique, réfléchi, dans un quotidien qui n’est pas séparé de sa pratique artistique et sans égard pour les conventions. Il se réclame du «Bad Printing », un ensemble de principes imaginés avec des camarades imprimeur·euses :
I believe each print I make should be unique and different. And just a little off because we’re all just a little off. Our goal is to make things messy and random. Because that’s the way life is/03/03 Ibid., p. 17..
Amos nous invite chez lui, dans cette maison qu’il loue située une dizaine de rues plus loin, pour aller voir les épreuves du livre Amos Paul Kennedy Jr.: Citizen Printer, qui sera lancé dans quelques semaines. Nous partons donc à vélo tous les trois dans les rues de Détroit, lui en salopette de jeans et chandail rose – qui constituent son uniforme de travail, en hommage et en référence au mouvement des droits civiques à travers à la fois du dandysme noir et des habits de travail de personnes mises en esclavage ou de la classe ouvrière/04/04 Ibid., p. 45. – et ses soixante-treize ans pleins de vigueur. Sa maison fait partie de celles qui ont été sauvées de la spéculation et de l’abandon, sur une des rares rues habitées du quartier. C’est une vieille maison, aux plafonds hauts et aux planchers de bois, remplie de livres, d’objets qui ont une valeur sentimentale ou symbolique. C’est le joyeux fouillis, érudit et esthétique, de la personne qui est en quête toute sa vie, qui est en recherche, en expérimentation.
On se rencontre à peine, et la conversation est déjà pleine de sous-entendus, de rires étouffés et déployés. C’est sa grâce, mais aussi celle de Myriam, qui, depuis que je la connais, a et cultive cette capacité à établir des complicités politiques fortes, complètement critiques et complètement axées sur le bien-être des personnes, incarnées dans des relations de proximité rieuses et dans la subversion ordinaire. Leur amitié est hospitalière.
Avant de partir, je remets à Amos un collant du « Parti sans payer/05/05 Voir aussi Clément de Gaulejac, « Ambivalence de la gratuité », Spirale no 288 (hiver 2025), p. 14-23. », qui est la seule manifestation de ce « parti politique » né au cours d’une soirée entre ami·es où nous avons décidé que toutes les revendications politiques axées sur la justice sociale étaient recevables, valables et méritaient d’être discutées collectivement, y compris celle de la gratuité de la vie. Clément avait évidemment sorti ses crayons ce soir-là, pour illustrer toutes les propositions politiques, les meilleures phrases et les références entremêlées de la soirée. C’est ainsi que, de l’anecdote de quelqu’un ayant raconté avoir visité un musée consacré à Che Guevara à Cuba et vu qu’on y avait encadré ce qui devait être les chaussettes usagées du Che toutes recroquevillées sur elles-mêmes, et de la proposition du transport collectif inter-régional gratuit qui nécessiterait la nationalisation, par exemple, de l’entreprise de transport dont le nom se traduit par « lévrier », est né la représentation figurant sur les collants du Parti sans payer. En lui donnant le collant, qui lui plaît beaucoup, j’assure à Amos qu’il n’a pas à s’en faire, le parti ne disposant d’aucune représentation dans aucune structure politique. On aime dire que c’est un parti pris, une proposition d’imagination politique.
Clément de Gaulejac, affiche du Parti sans payer, 2024.
Les conversations qui nous animent ce jour-là ne font pas l’économie des sujets qui planent au-dessus de nos têtes et nous envahissent, le génocide en cours à Gaza, la montée de l’extrême droite, le racisme blasté de l’Occident et celui antinoir particulièrement tenace aux États-Unis. Il est question de langues mineures, créole, cajun, français-baragouin (selon Le Robert : corrompu et inintelligible); on parle aussi de vies intergénérationnelles, de manières de se loger, du fait qu’on n’a à la fois pas besoin de beaucoup d’espace pour vivre et qu’il faut essayer d’occuper des espaces visant à repousser la spéculation, à collectiviser, par tous les moyens, même mineurs. « Trouver ce qui marche pour soi » :
I feel it is my duty to continue to make these cracks in our inhumane society so that others will have space to live their lives. And the spaces that they make will expand the cracks for others, just as the space I make expands the cracks made by my ancestors. One day our growth will rumble down the walls that separate our humanity/06/06 Amos Kennedy, Jr. (dir.), op. cit., p. 15..
On repart à vélo et on passe devant le terrain de Myriam, acheté en 2013 pour 600$, juste avant qu’elle déménage à Windsor, avec en tête l’idée d’y établir, éventuellement, une fermette. On s’amuse du fait que cette activiste anarchiste ait « des propriétés et des terrains dans plusieurs pays » : Windsor, Détroit, Deir Rafat. Des terrains grappillés au fil des ancrages et des survivances et repris de justesse au monde de l’immobilier pour créer des espaces hors marché, pour jardiner, habiter ou laisser la biodiversité se réinstaller, pour redonner aux communs un peu d’espace terrestre.
En sortant de cette rencontre avec Amos, tout semble plus léger. C’est une de ces personnes qui incarne de manière solaire un esprit de liberté et de radicalité, de singularité complètement orientée vers le collectif et la création, et qui cultive l’infime, l’infra, chaque moment méritant qu’on s’y arrête. Le geste, qui réaffirme et réembrasse toujours la justice, les autres, la vie, l’imagination – un acte de résistance.
Understand that my very existence is protest. The existence of Black people in America is protest, an act of survival. We were supposed to be used up and replaced. Everything I do is a manifestation of that protest/07/07 Ibid., p. 14..
Amos Kennedy, Jr., The Only Tired I Was, Was Tired of Giving In (Quotations of Rosa Louise Parks), 2016. Collection de Letterform Archive. http://Licence CC BY-NC-ND 4.0.
Amos Kennedy, Jr., Memories of Our Lives, of Our Works and Our Deeds Will Continue in Others (Quotations of Rosa Louise Parks), 2016. Collection de Letterform Archive. http://Licence CC BY-NC-ND 4.0. – Cette œuvre et la précédente sont tirées de Quotations of Rosa Louise Parks, Human Rights Activist (2016), une série visant à contrer cette image de Rosa Parks selon laquelle elle était simplement une vieille femme fatiguée ayant refusé de céder sa place dans l’autobus, alors qu’elle était plutôt une activiste de 42 ans tout à fait consciente du caractère politique de son geste.
*
De retour à Windsor par l’autobus qui traverse la rivière, rempli de fans des Tigers de Détroit – c’était jour de match –, nous retrouvons le jardin et ses noyers géants. Assises sur des chaises semi-longues ramassées au centre de don de l’autre côté de la rue, à côté des iris et des yuccas déracinés-pas-encore-replantés provenant de plates-bandes de la ville qui allaient être rasées, on prend l’ombre qui nous protège de la canicule et de la chaleur de l’asphalte partout autour. On a chaud mais on essaie de se tenir au frais. Les sujets de conversation sont inépuisables, on ne s’est pas vues depuis quatre ou cinq ans. Myriam est partie cultiver des jardins dans un endroit improbable pour nous jusqu’alors, rejoignant des ami·es à Détroit, dont Amos, de l’autre côté du pont, et Joan, qui fait du miel sur les toits et des films de résistance sur la Palestine depuis les années 1980. Windsor est une sorte de capitale industrielle frontalière bigarrée, dans un secteur autrefois appelé Petite Côte et situé en plein territoire de la Confédération des trois feux Ojibway, Odawa et Potawatomi.
Myriam s’est installée dans un quartier industriel qui se trouve juste à la lisière d’un quartier résidentiel de petites maisons en rangées où les gens redoublent d’efforts pour garnir leur façade d’objets hétéroclites et de plantes à fleurs. Il y a d’immenses hibiscus partout, en fleurs lors de mon passage, mais aussi des signes de happy face en plastique collés sur les rambardes, des vire-vent, des fleurs en pot dans les escaliers recouverts de tapis. Quelqu’un a même poussé l’audace jusqu’à mettre du gazon artificiel sur toute la petite pelouse devant la maison, avec fontaine électrique et animaux de pierre souriants. Je dis alors que si j’habitais le quartier, moi aussi je m’investirais dans la décoration flamboyante et rapiécée. C’est une manière comme une autre de ne pas souscrire à l’esthétique de la « normalité ostentatoire/08/08 Titre, notamment, d’un événement multidisciplinaire organisé par Folie/Culture en 2016 : https://folieculture.org/normalite-ostentatoire-evenement-multidisciplinaire/». Diversité des tactiques, comme on disait autrefois.
Les gens, dans le quartier, sont souvent sur leurs galeries – quand le chien Sandwich se sauve, un soir, pour aller se promener tout seul, les voisin·es participent à la recherche depuis leurs fauteuils berçants, roulants ou statiques, font des appels, s’expliquent le chemin qu’il a dû prendre ; on traque la piste de Sandwich, nommé d’après son quartier, de balcons en balcons jusqu’à ce qu’il rentre de lui-même à la maison. Sandwich a grandi dans les rues pakistanaises et il s’est retrouvé là, à nouveau abandonné et récupéré in extremis par Myriam, d’un « je vais le prendre chez moi » au fil d’un échange de courriels.
Ayant subi les contrecoups du déclin de l’industrie automobile de Détroit et ses répercussions de ce côté-ci de la rivière, le quartier a fait les frais de la dévitalisation. La construction du nouveau pont Gordie-Howe, du nom d’un ex-hockeyeur canadien ayant joué pour les Red Wings, fier représentant de la masculinité blanche et symbole idéal du genre de personne qui peut traverser la frontière sans problèmes, a aussi contribué à fragiliser les lieux. L’achat par la « compagnie du pont » de rues résidentielles entières a mené à des expropriations que sa construction ne parvient pas à justifier. On croise ainsi, se baladant dans les rues de Sandwich, des dizaines de maisons désaffectées, inhabitées, où la nature commence à reprendre ses droits.
À la lisière de ce quartier, les usines et les industries chimiques occupent tout l’espace en bordure de la rivière. Alors qu’on se réinstalle sous les noyers, on décide de faire l’inventaire des entreprises voisines de chez Myriam. L’idée de faire une carte sur laquelle on pourrait clairement voir ce qui entoure sa maison l’amuse et l’habite depuis un certain temps. On s’y met : usine de pièces automobiles à l’est et champ de tir de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) au sud-est ; au sud-ouest, aboutissement d’un pipeline pour remplir les immenses réservoirs de pétrole qui se trouvent sur la ligne frontalière, à l’ouest, centre de transbordement. Pendant que je suis là-bas, le dernier terrain vague limitrophe est vendu à une compagnie dont on ignore ce qu’elle fera du lieu. Je lui demande ce qu’il adviendra de cet espace vert à son avis : « Bah, sûrement une autre usine. »
Elle a reçu plusieurs offres d’achat provenant des propriétaires d’usines des alentours, surtout depuis la pandémie. Sans surprise, la valeur de son terrain, avec la petite maison à un étage sans aqueduc qu’elle habite avec un ami à qui elle ne charge pas de loyer, a quadruplé depuis l’achat. Elle ne veut pas vendre. Elle veut occuper les lieux : « Qui sinon va donner un espace de vie aux opossums, aux chevreuils, aux mouffettes, aux dindes sauvages qui vivent ici ? » Offrir un espace de résistance à l’industrialisation galopante, à la destruction du vivant. Elle rit : sur l’annonce du terrain, quand elle l’a acheté, il était inscrit Start your dream farm, pour profiter sans doute de la vague de transformation de terrains vacants de Détroit en petits espaces fermiers. Elle n’a pas été insensible à l’offre, c’est un peu son projet secret. Mais on se dit que même une dream farm, ici, viendrait interrompre le côté friche, sauvage, qui permet à tous ces êtres d’avoir un habitat durable.
Le quartier Sandwich a été un des hauts lieux d’aboutissement de l’Underground Railroad ; plusieurs personnes mises en esclavage fuyant l’asservissement et la répression ont pu trouver refuge à Sandwich, là où la rivière Détroit est à son plus étroit, facilitant le passage entre la côte américaine et la côte canadienne.
Myriam me raconte qu’elle a dit à ses ami·es de Détroit, lorsqu’elle s’y est installée : « Quand il y aura une nouvelle vague de migrant·es américain·es fuyant le fascisme par bateau depuis Détroit, je serai sur les plages pour les accueillir. »
Par le biais d’une publication sur Internet, alors que l’hiver s’achève, William me rappelle l’existence du texte de Michel Foucault sur la vie antifasciste, préface à l’édition états-unienne de L’Anti-Œdipe, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, en 1977. Le texte résonne avec ma visite à Amos et à Myriam, avec les existences politiques expérimentales, intégrées et fluides (plutôt que rigides et spéculatoires, dissociées). Proposant que L’Anti-Œdipe est une sorte d’« Introduction à la vie antifasciste », Foucault écrit :
Cet art de vivre contraire à toutes les formes de fascisme, qu’elles soient déjà installées ou proches de l’être, s’accompagne d’un certain nombre de principes essentiels, que je résumerais comme suit si je devais faire de ce grand livre un manuel ou un guide de la vie quotidienne : – libérez l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante ; – faites croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération, juxtaposition et disjonction, plutôt que par subdivision et hiérarchisation pyramidale ; – affranchissez-vous des vieilles catégories du Négatif (la loi, la limite, la castration, le manque, la lacune), que la pensée occidentale a si longtemps sacralisé comme forme du pouvoir et mode d’accès à la réalité. Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniformité, les flux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Considérez que ce qui est productif n’est pas sédentaire mais nomade ; – n’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable. C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une forme révolutionnaire ; – n’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité ; ni l’action politique pour discréditer une pensée, comme si elle n’était que pure spéculation. Utilisez la pratique politique comme un intensificateur de la pensée, et l’analyse comme un multiplicateur de formes et des domaines d’intervention de l’action politique ; […] – ne tombez pas amoureux du pouvoir/09/09 Michel Foucault, « Préface », dans Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 2001, p. 133-136..
J’ai tout de suite aimé la proposition de Clément « L’œuvre est grève » conçue en vue de la Grande mobilisation pour les arts au Québec (GMAQ), qui indique que les artistes ne revendiquent pas un statut de « travailleur·euses » mais plutôt la possibilité de ne PAS se définir par leur employabilité, leur capacité à être performant·es, productif·ives, à contribuer au PIB, à se conformer. « L’œuvre est grève » insiste sur la possibilité de mettre du sable dans l’engrenage, de refuser, de faire la grève, de créer de l’écart et d’ouvrir des espaces de respiration, de désir, de réflexion collective, de solidarité.
Clément de Gaulejac, L’œuvre est grève, affiche créée pour la GMAQ, utilisée lors de la manifestation du 22 février 2025.
L’œuvre-geste de Amos et de Myriam, des deux côtés de la rivière, participe de cette idée de grève – le déploiement proliférant des actions en tout genre posées dans un horizon de justice, qui refusent et déjouent les structures autoritaires par des agencements soignants et irréductibles. Des existences expérimentales, qui cultivent modestement les espaces vivants, collectifs – accessibles à tous·tes, dans la multiplicité des possibles.
Amos Kennedy, Jr., Know Justice Know Peace, 2020, affiche, 50,8 x 38,1 cm. Collection du Met Museum, New York, don de Nappy-negroes in art, 2020. Domaine public.