Prologue
Je suis entrée dans l’atelier de Maryse Goudreau comme on entre dans le ventre de la baleine. Entre ses murs, des quais, un tank, des abeilles, des pots de miel, des os, des mots, des images de bélugas en fragile survie. J’y ai rencontré une de ces figures, puis deux, puis une autre encore. J’ai été avalée à mon tour dans le ventre de la baleine. C’est là le lieu de fiction vécu qu’a construit l’artiste, c’est d’ici que j’ai choisi d’extraire plusieurs de ces gestes cruciaux qu’elle fait grandir, avec vigilance, une image, une action, une œuvre après l’autre depuis 2010.
Recueillir les histoires au passé et au présent
De 2010 à 2013, Maryse Goudreau part à la recherche de l’histoire des quais abandonnés de la Gaspésie. Cette démarche, entreprise au cœur de sa région d’origine, pose les prémisses d’une intervention artistique incarnée, là où le territoire révèle ses cicatrices, ses abandons. Au bout d’un quai, le récit vivant s’effrite, se délite et disparaît immanquablement. L’artiste transforme alors les langues de béton avançant dans le fleuve Saint-Laurent et la Baie-des-Chaleurs en lieux de rassemblement temporaires : elle les réhabilite l’une après l’autre avec la collaboration des Gaspésiens, le temps d’une prise de vue au collodion humide. En se saisissant d’une technique photographique issu d’un temps révolu, l’artiste opère une stratégie où passé, présent, voire futur se rencontrent en un anachronisme soulevant les épaisseurs de l’histoire laissées invisibles. Chacun de ces événements peut ainsi servir de catalyseur à de nouvelles narrations, issues d’une posture engagée : « En évoquant le passé pour aborder des problématiques reliées au présent, je positionne la mémoire comme une arme. »
De même, deux ans plus tard, l’artiste part en quête de l’histoire inconnue d’un « tank », une chenillette au blindage léger utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale qu’elle trouve enterrée sur le terrain partagé avec ses voisins. De cette quête historique, elle fait un récit au présent. Voisins, concitoyens, enfants, visiteurs, militaires, historiens, musiciennes, sont invités à venir sortir le tank de terre. Ce geste, performatif, ne pouvait être opéré qu’une seule fois. Il est ainsi fondateur d’un festival proposant de se réunir et de collaborer à cette archéologie de l’instant : en septembre 2015, le Festival du tank d’Escuminac – première et dernière édition a réuni plus de 200 personnes.
Maryse Goudreau compose actuellement une Histoire sociale du béluga, qui est devenue le cœur de son œuvre. Elle collige des récits, des témoignages oraux, des artefacts et des documents visuels, manœuvre des images photographiques et des vidéos ou, plus récemment encore, des sons. Du genre documentaire, elle revendique son attachement à la recherche au long cours, marquée par une collecte d’éléments divers et un travail de terrain. Sa quête est résolument mouvante. À l’instar de l’essai vidéographique Mise au monde (2017), ses œuvres poursuivent les grands écarts géographiques qu’elle opère sur terre, sur mer et, plus récemment, qu’elle tourne vers l’espace. Le triptyque vidéo Constellation du béluga (2019) trace ainsi une ligne entre l’histoire du béluga et celle de la conquête spatiale. Sa quête est également transversale, suivant une coupe dans les couches sédimentaires de l’histoire qu’elle peut manipuler jusqu’à en effacer les repères chronologiques. Maryse Goudreau se met à l’écoute du territoire, de ceux qui l’habitent et des couches temporelles qui le tapissent. Officielles, ces histoires s’extraient des discours de l’Assemblée législative du Québec évoquant le sort réservé au béluga au Québec, massacré, chassé et fragilisé depuis 1929. Intimes, elles s’extirpent des rencontres nordiques avec les cultures autochtones, de la cabine d’un camionneur russe contant l’échappée belle d’un béluga dans la Mer Noire, des pièces de maisons des Îles de la Madeleine comme des trésors domestiques, ou encore, elles habitent les fonds marins et les aquariums contemporains, captées alors à l’aide d’un hydrophone ou d’un appareil photographique. Maryse Goudreau les intègrent à une « œuvre-archive », tout en refusant de les ranger docilement dans des tiroirs encyclopédiques : elles sont avant tout collectées pour ranimer des images mémorielles et survivantes et permettront de raviver les coins ombrageux de l’histoire collective.
Activer pour fabuler
Ces récits n’auront pas non plus de fin, semble nous promettre l’artiste qui les assemble en un geste assidu et vivant. Sa quête artistique est celle de la recherche d’une « mémoire du monde » qui serait contenue dans les os de baleine : « Les petits os vestigiaux de leur jambes non fixés au squelette sont aussi appelés innominés et ils sont l’archive ultime de la mémoire du monde. J’ai accédé à cette existence biologique du béluga comme à un lien mémoriel à recréer. »
Si l’archive est infinie, circulaire et non linéaire, le faire-archive n’est pas non plus destiné à la conservation : l’artiste rappelle l’importance d’user, d’activer et de ne pas s’attacher à la pérennité des œuvres. Le mouvement de remémoration est ainsi solidairement lié à un geste archivistique ambivalent, puisqu’il contient également sa part de destruction. Avec ce geste s’opère la transformation de l’objet en sujet. Ainsi en est-il d’une dorsale de béluga faite en marbre, d’un tank, d’un quai : combinés à un verbe d’action – se rassembler, mimer, déterrer, caresser, écouter… –, ils deviennent des personnages à part entière.
Ressurgissant de l’archive, chaque objet s’invite dans le temps présent, celui de l’action, mais aussi dans l’imaginaire de chacun, qu’il soit participant ou témoin. Ceux-ci deviennent ainsi partie prenante de l’œuvre et apportent leur propre récit, que l’artiste intègre spontanément sur plusieurs de ces projets, notamment participatifs. Recueillir l’histoire, c’est aussi la mobiliser, la rendre mobile pour l’investir d’une quête nouvelle qui s’élargit au collectif. Ceux qui (re)jouent l’histoire activent sa possible mise en fiction au cœur de l’œuvre. De l’appartenance au théâtre d’action, Maryse Goudreau garde le potentiel subversif et inclusif de l’action collective attribuée à des spectateurs. Avec le Festival du tank – première et dernière édition, les gestes de mise au jour de la machinerie rouée du tank, la récolte archéologique de ses artefacts ont été captés par l’œil de plusieurs caméras et un appareil argentique pour mémoriser une série d’actions participatives. Ensemble, ces dernières tissent la trame d’un collectif créé dans l’instant qui prend la parole et se met en scène, à l’image des personnages du cinéma documentaire de Pierre Perrault qui inspira Maryse Goudreau. Il est invité à « fabuler », à inventer une suite du monde. Et suite il y a, le récit ne s’arrête pas là. Le festival visa la reconversion future du tank – et la transformation de sa charge militaire, oppressive – vers un champ des possibles qui serait littéralement butiné pour que les abeilles produisent désormais du miel : « Il s’agissait de servir le symbole de l’occupation des terres par l’agriculture et de commémorer un territoire qui a vu trop de fermiers quitter les riches terres agricoles de la région. »
Le tank se fait refuge pour accueillir des ruches et contenir le nectar, nommé « miel de tank ». Il s’habille d’interventions artistiques adoucissant sa carcasse métallique : peinture sur bois des chenillettes par l’artiste David Lafrance, couverture en torchis par Christopher Varady-Szabo. Le véhicule-œuvre trône, mais n’est plus esseulé, on lui intègre des abeilles (dont les sons sont captés par l’artiste Lindsay Dobbin) et des costumes d’apiculteurs conçus par Anne-Marie Ouellet, puis on lui jumelle une architecture étrange, sphérique et spatiale : une miellerie faite de torchis, de bois et de vitre conçue par l’architecte Magali Dal Cin. Maryse Goudreau œuvre ainsi selon un mouvement combinatoire entre archives et actions, collecte et création, où chacun peut être « pris en flagrant délit de légender » (Deleuze).
Exposer et s’exposer à la fragilité
« Le projet s’est poursuivi, le miel s’est écoulé doucement ». Ultimement, le tank disparait, les quais se vident à nouveau, chaque projet de création contenant sa part de destruction : « cela ne me dérange pas de démanteler mes projets, comme la miellerie par exemple. » Accueillir l’histoire avec son potentiel de fiction chez soi, que cela soit dans son atelier, sur sa terre ou entre ses bras, c’est la rendre malléable et manœuvrable. Ce geste ambivalent peut être aussi doucement iconoclaste, puisque « toucher, c’est toujours briser un peu », tel que le rend visible la performance participative Rejouer le son d’une pouponnière de béluga (2018). Maryse Goudreau active ce paradoxe de l’agir : tout geste se présente comme un geste d’usure qui, avec lui, risque de briser. L’Histoire sociale du béluga est profondément friable, poreuse. Les images fugaces de bélugas peuvent s’échapper à tout instant du livre d’artiste dans lequel elles ne seront qu’insérées, les os s’effritent sous le passage de doigts, une sculpture de dorsale, placée entre les bras berçant de visiteurs, se patine au contact de leurs caresses. Dans le contact entre la main de l’homme et le béluga, se retrouve la tension inhérente au rapport anthropocentrique que l’humain entretient avec le monde naturel, que l’artiste rend littéralement palpable : « au fil des manipulations, cette œuvre vivante effritera le marbre, la dorsale s’usera. Soyez généreux et soyez doux. »
Maryse Goudreau joue de la fragilité des os comme de la précarité de la vie : présents depuis le début de son œuvre, elle les place comme des indices de mémoire échouée, déterrée ou encore rappelée à la vie, pour dessiner le squelette métaphorique de l’histoire du béluga. Avec eux peut surgir une vision cyclique du monde, passant de la naissance à la mort et circulant de l’une à l’autre pour tracer un récit vivant. À l’été 2019, l’artiste se rendra au Svalbard pour concevoir un nouveau volet de son Histoire sociale du béluga. Là où les os du cimetière étaient pris à même les glaces anciennes, ils réapparaissent aujourd’hui avec le réchauffement climatique affectant le pergélisol. L’artiste ira à la rencontre de ce lieu où se combinent toute la précarité et la mémoire du monde, rendues visibles à notre œil nu, rendues désormais accessibles à une nouvelle fabulation.
Épilogue
À plusieurs reprises, je suis entrée dans la fabulation. J’ai vu l’artiste sortir un tank de terre, partir à la recherche d’os de baleine gardés dans les maisonnées, faire traverser le fleuve à un béluga de marbre, filmer son père, faire entrer des corps d’hommes dans des costumes de cétacés, d’oiseaux et d’apiculteurs, récolter du miel, construire une ruche, préparer ses bottes d’hiver pour le Nord en juillet. Entre ces gestes observés, écoutés ou vécus, je suis devenue l’un de ces personnages réels qui, intégrant une œuvre en cours, se met lui-même à réinventer l’histoire. Maryse Goudreau m’aura peut-être faite entrer dans le ventre de la baleine, m’invitant à me trouver à mon tour en « flagrant délit de légender » (Deleuze).