Marc-Antoine K. Phaneuf, Le ludisme au service de l'humanité ou la révolution poétique

Retour au numéro: Spirale a 40 ans

Marc-Antoine K. Phaneuf et moi avons passé une grande partie de notre temps à nous manquer de peu. Nous avons presque étudié à la même époque à l’UQAM en histoire de l’art, puis avons plongé vers la poésie en nous suivant de très près. Nous nous sommes finalement retrouvés, à mi-chemin, entre ces deux passions communes, l’art contemporain et la poésie.

 

On entre souvent dans l’œuvre de cet artiste par hasard, par mégarde. Ce fût pour moi le cas lors de ma première rencontre avec les QQistes (duo étrange, composé de Jocelyn Guitard et de Marc-Antoine K. Phaneuf, qui avait pour devise « l’art c’est facile » et qui s’employait à créer, sans forcément les revendiquer, des situations inconfortables et des canulars). Au fil des années, ma relation privilégiée avec l’œuvre de Phaneuf n’a cessé de croître. Le temps est cet objet commun entre la pratique et la vie, il est ce maelström nécessaire qui parvient à tout ramasser ensemble. Au fil de nombreux vernissages et lancements littéraires, nous avons fini par nous reconnaître, nous saluer, échanger.

 

MAKP manie les mots comme une pâte à modeler : ils lui permettent de donner forme à la vie qui l’entoure et l’anime, sinon de la modifier par les récits qu’il lui associe. La relation qu’il établit entre le texte, l’image et l’objet en est une malléable, ouverte, faite de permutations. Comme moi, MAKP est fasciné par les mots affichés dans l’espace public et par ce regard qui, souvent, refuse la lecture. Devant ses œuvres, les lecteurs-spectateurs involontaires font face à des créations qui les dépassent, qui s’adressent à eux dans ce qu’ils ont de plus intime. Elles surgissent au cœur de leurs monologues intérieurs, de leurs réflexions quotidiennes sur le chemin du boulot ou encore en fin de journée… Alors le temps s’arrête, le regard s’accroche et l’incompréhension se lit sur les visages. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce une publicité ? Que me veut-on ? Qu’a-t-on modifié, dans ce récit qui se trame sous mes yeux ?

 

Ainsi se présentait le projet Moments magiques, une contribution de MAKP au projet d’écritures publiques du centre d’artistes sans domicile fixe DARE-DARE. Sur une enseigne lumineuse, à l’extérieur du métro Saint-Laurent, les lecteurs-spectateurs pouvaient lire des phrases telles que « la soie dentaire n’amuse personne ».

 

Cette pratique du manifeste poétique, que ce dernier soit absurde, imposant ou imagé, existe dans le monde de l’art depuis un long moment. Certains artistes, comme Jenny Holzer, qui tapisse les villes à coup de manifestes poétiques, ont fait des mots leur matériau principal, mettant l’intertextualité au service de l’art et de la vie. Peut-être que « manifeste » est le mot important ici : on arrête le temps, on souligne les défauts et les limites des médiums qu’on utilisait auparavant (les objets trouvés, l’humour partagé, l’absurde) pour enfin décider d’exister dans l’attente, dans le partage, dans la collectivité, dans la suggestion, parfois dans l’intempestivité. Accepter – enfin – que l’œuvre soit vue, fragile, tracée à main levée, impossible à collectionner.

 

La liste est un procédé que partagent MAKP et Holzer. Au-delà du fait qu’elle permet de décrire ce qui se passe autour, de trouver un moyen de surligner le réel, la liste se présente comme d’un dispositif littéraire qui prépare au changement, au combat, à une révolution désirée. Le travail de Marc-Antoine K. Phaneuf vient creuser la citation, l’intertextualité, il ouvre des brèches à même le texte. Cette façon de faire de l’art, cette façon de n’être ni exclusif, ni inclusif, revêt le charme d’un combat.

 

Mathieu Arsenault a comparé la poésie de MAKP à un « script sauvage », description qui, à mon avis, s’applique à l’ensemble de son œuvre. En effet, le canular, la collection, le regard porté sur la culture populaire québécoise (pensons aux ready-mades dont est truffé Les petites annonces, ou encore à la Collection de trophées, où seules les plaques descriptives des trophées étaient tantôt changées, tantôt laissées telles quelles) ne servent qu’à éveiller un certain malaise, à échauffer les esprits, à susciter la rébellion. Enfin.

 

Commencer par la fin

 

Le travail de Marc-Antoine K. Phaneuf est une respiration qui nous anime. La vie, intérieure et extérieure, explose dans ces œuvres qui se présentent sous la forme d’objets trouvés, de coupures de journaux et de magazines (Guy et Nathalie suivi de Répétition, 2011) ou de plans de ville où sont indiqués les logements habités ou espérés (Autoportrait en zigzag dans les méandres des collections patrimoniales, 2018).

 

Lors de la récente exposition Éclats de mémoire – Quand l’art retravaille le passé, présentée à la Grande Bibliothèque de Montréal en partenariat avec Art souterrain, l’artiste présente des documents d’archives faisant référence à sa vie, comme pour se créer une mythologie. En effet, l'installation Autoportrait en zigzag dans les méandres des collections patrimoniales (2018) raconte la vie de l'artiste en l'imageant de documents faisant partie des collections patrimoniales de Bibliothèques et Archives nationales du Québec (BAnQ). Des objets domestiques hétéroclites (cartes postales, livres de cuisine, cartes géographiques, agendas scolaires, cartes de hockey), sont disposés dans des présentoirs vitrés. Nous parcourrons l’espace en cherchant la signification d’un tel rassemblement de documents, si bien que nous nous retrouvons dans la salle d’exposition sans trop savoir ce que nous admirons. Il faut un petit moment avant de réaliser que le texte explicatif, présenté au mur, fait partie intégrante de l’œuvre.

 

Lors d’une entrevue, Marc-Antoine K. Phaneuf m’expliquait son désir de produire une œuvre punk : il souhaitait d’abord « voler » des objets appartenant à la collection de la BAnQ, ce à quoi les archivistes se sont rapidement et radicalement opposés. Les limites de l’archive et du possible ont donc donné lieu à l’exposition de ces dix-huit objets et d'un manifeste autobiographique, qui retrace toute une vie. La conclusion du texte parle d’elle-même : « À l’heure des fins du monde à répétition, je m’intéresse plus que jamais à la forme du manifeste, à la propagande et aux fake news. L’art, comme la littérature, doit être dangereux, sinon ça ne sert à rien. » MAKP oscille entre la dimension politique de l'art et le caractère fictif du récit autobiographique ou inventé qu’il y ajoute, un travail de l’entre-deux confirmé par le jeu de l'interprétation d'un patrimoine (le vrai, puisqu'un objet ayant appartenu à un artiste peut motiver sa conservation par une collection nationale et le faux, puisque les objets conservés ont aussi valeur de témoignage dans lequel il est possible que s’identifie toute une génération).

 

Dans cette œuvre, la sensibilité et l’ouverture à la vie personnelle de l’artiste, qu’elle soit réelle ou feinte, est à première vue surprenante lorsqu’on pense aux expositions auxquelles les spectateurs ont été habitués, comme Les petites annonces (2009), Champ de lys (2013) ou Études préparatoires. Dessins d'explosions (2012-2015). Pourtant, rappelons-nous que, dans la Collection de trophées (2009), certaines plaques portaient des inscriptions gravées qui référaient à la vie de l’artiste. Dans P.K.P. HOCKEY P.Q. (2015), des coupes Stanley de papier d'aluminium et des bannières sérigraphiées côtoyaient des papiers peints qui avaient d’abord été imprimés en hommage aux hommes de pouvoir en mesure de ramener les Nordiques à Québec et qui avaient ensuite été recouverts de graffitis. Déjà, le chemin vers l’union du personnel et de la propagande se creusait tranquillement, jusqu’à se déployer dans l’installation recouvrant les murs de la BAnQ.

 

La révolution a été annulée

 

Les confettis laissés sur le plancher, comme après une célébration, ainsi que l’explosion de couleurs que l’on retrouve sur les murs de l’installation Euphorie-propagande (2018), présentée à la Galerie de l’UQO, à Gatineau, évoquent au premier regard un souvenir de fête. Le titre met cependant tout de suite un bémol à cette joie de vivre passagère. En lisant le texte, dont les mots sont aussi colorés et dégoulinants que s’ils avaient été bombés à la canette, on se retrouve rapidement en face d’une œuvre joyeusement trash, qui porte un jugement incisif sur le spectacle qu’elle offre.

 

Le texte/manifeste débute ainsi : « ON SE RÉJOUIT. ON S’ENCHANTE. ON VISITE UNE GALERIE D’ART. ON NE PENSE À RIEN. ON FERME SA GUEULE. ON SE RINCE LA TÊTE. ON NE FAIT PLUS LA PART ENTRE LE BIEN ET LE MAL. » Il se termine de la façon suivante : « ON NE LIT PAS LE TEXTE ÉCRIT SUR LES MURS. ON SORT. »

 

La forme du manifeste est en soi une intimation : dans Euphorie-propagande, elle permet de « garrocher » des vérités à la tête des gens et de jouer sur l’aspect performatif du texte. Si le lecteur-spectateur ne fait que jeter un œil dans la pièce, sans lire, il pourrait être envahi d’une joie semblable à celle des fêtes d’enfant sans souscrire du tout aux aspects injurieux du manifeste. Ici, les mots ont désormais un impact visuel, une matérialité massive et ne peuvent être ignorés, bien qu’ils peuvent ne pas être lus.

 

Une tendance s’est développée dans la démarche de Phaneuf, celle de s’impliquer physiquement dans la production de l’œuvre. En effet, après les objets trouvés, collectionnés ou trafiqués, les lettrages au mur sont soigneusement tracés à la main par l’artiste, ce qui l’implique dans le processus artistique et technique de création, dans l’exécution même de l’œuvre. Il s’agit donc d’un passage important dans son travail, où il y a présence de la collection dans la pratique poétique et présence de l’écriture dans la pratique en arts visuels. Plutôt que d’accumuler, de collectionner, de surpeupler les salles d’objets, d’envahir l’espace des galeries et des ateliers, Phaneuf transporte désormais l’atelier à même la galerie. Les œuvres in situ, fabriquées pour l’occasion, n’existent que sur les murs du lieu choisi, devenant forcément éphémères puisqu’elles cessent d’exister dès la fin de l’exposition.

 

Lors de la seconde édition de la triennale Banlieue !, là où se prépare le futur, l’œuvre in situ de MAKP, Spleen, située dans le hall de la Maison des arts de Laval, s’adresse à l’adolescent en nous. Elle interpelle cette volonté de rébellion interne, ce « vandalisme soft » qui caractérise l’âge où le monde est encore à nous et où « … l’été nous appartient, seule la lune veille et personne ne saura que c’est nous ». Grâce à l’image en noir et blanc d’une banlieue-dortoir détruite, choisie par l’artiste comme toile de fond pour son texte-œuvre, l'ennui adolescent des années 1990 rencontre l'iconographie du tremblement de terre qui avait frappé San Francisco en 1906.

 

Avant de figurer au sein de l’œuvre plastique, l’idée de changer de vie, de s’émanciper, de commencer une révolution existait déjà dans le travail littéraire de l’artiste, les deux pratiques se nourrissant l’un l’autre. Le texte EXPLICATIONS, notamment, parle de ce marasme propre aux vies qui n’atteignent rien et annonce déjà les nouveaux thèmes maintenant chers à l’artiste : « Parce que l’avenir ne nous réserve que de mauvaises années [...]/ Parce qu’il faut rester mobile/ Parce que c’est la liberté de chacun qui prime/ Parce que finalement ça adonne bien/ Parce que c’est plus facile de même/ La révolution a été cancellée. »

 

« You are trapped on the earth so you will explode[1] »

 

L’œuvre – autant littéraire que visuelle – de Marc-Antoine K. Phaneuf porte en elle une violence tranquille, par laquelle l’artiste cherche à découvrir d’autres chemins, défier les conventions, ouvrir les esprits ; son travail éveille le lecteur-spectateur et tend à le transformer en partisan de la révolution. Cette dernière, tant souhaitée, est déjà mise à mal par la possibilité d’être annulée et de correspondre, elle aussi, à la logique marchande de surconsommation qui règne sur le monde dans lequel nous vivons. Provocatrice, la révolution de MAKP tourne en rond, rend le réel intenable afin de mettre en évidence sa propre impossibilité, ce qui suggère une véritable révolte. Les œuvres de l’artiste sont des textes-manifestes qui rapprochent dangereusement l’art visuel de la poésie et donnent à lire l’ébauche d’un nouveau soulèvement.




[1] Jenny Holzer, extrait de la série SURVIVAL, 1983-1985.