La mobilisation de tensions par l’usage de contrastes soigneusement agencés entre des mots et les formes qu’ils prennent décrit parfaitement ce qui anime la pratique artistique de Carl Trahan. Depuis le début des années 2000, cet artiste de Montréal s’est construit un corpus d’œuvres dont la cohérence tient sur la transposition de l’acte de traduction dans les arts visuels. Cet acte, comme on le sait, ouvre sur d’infinies possibilités puisqu’il est lié, d’une part, à un mouvement continu d’allers et de retours entre deux registres de sens, l’un connu et l’autre étranger, et qu’il mène, d’autre part, à l’impossibilité d’une traduction absolument fidèle. Il donne ainsi lieu à une tension permanente entre deux versions d’un texte qui ne peuvent jamais correspondre ni sur le plan sémantique ni sur le plan stylistique. C’est cet acte et la tension qui en découle qui sont au cœur des œuvres de Carl Trahan.
Dans ses premières œuvres, comme Deux mots sur le mot (2008) et Projets autour de la traduction (2005-2009), l’artiste s’est penché directement sur les procédures de traduction, en y explorant respectivement le bilinguisme sur un matériel textuel, et le médium du dessin dans sa relation aux notions de transcodage, de copie et d’effacement. Dans une autre œuvre importante de cette période, Indicible (2005), Trahan a conçu un processus lui permettant de fixer visuellement et spatialement le mouvement inhérent à la traduction. Il a commencé par écrire le mot « indicible » sur une feuille de papier de grande taille, avant d’y inscrire toutes ses traductions en allemand. Le processus a ensuite été repris pour chaque terme suivant, qui était méticuleusement dessiné en partant de la gauche vers la droite, jusqu’à l’épuisement des limites de la surface choisie. Le rendu visuel du processus épouse le mouvement des opérations cognitives de la traduction qui sont généralement invisibles, et en révèle également la dimension temporelle. Dans des séries plus récentes, l’artiste a appliqué cette notion de traductibilité à des contextes historiques, en projetant l’ombre de périodes sombres de l’histoire récente de l’Europe sur la toile de fond de notre époque contemporaine.
Traductions anachroniques
La traduction, telle qu’elle est comprise et travaillée par Trahan, s’étend à la transposition entre des époques. Le retour sur une période passée qui change la perception que nous avons de la nôtre peut, en effet, être considéré à la manière d’une langue qui entre en contact avec une autre dans un processus de traduction. C’est dans cette perspective qu’ont pris forme les trois dernières expositions de l’artiste : Tous les mots nécessaires (2013), Notte elettrica (2014) et The Nervous Age (2015). Considérées comme un tout, ces expositions forment un triptyque dans lequel des périodes sombres et troublantes de l’histoire récente de l’Europe sont vues à travers le prisme d’éléments textuels et visuels. L’artiste y pousse plus loin son intérêt pour la traduction en introduisant, dans l’ordre symbolique contemporain, des éléments qui lui sont étrangers et qui déplacent le point de vue à partir duquel on le perçoit généralement. Les pratiques anachroniques de Trahan transposent ainsi le présent du passé dans le « maintenant » de l’art contemporain. Un bref survol de chacune de ces trois expositions qui enchevêtrent langues, traductions et temporalités au moyen de stratégies visuelles nous apparaît de mise avant de présenter la manière dont le triptyque qu’elles forment problématise des notions qui sont liées à une conception révolue de la contemporanéité.
Sonder l’indicible
Dans la série d’expositions intitulée Tous les mots nécessaires, Trahan explore l’abîme de sens produit par la manipulation idéologique de la langue par les nazis et les événements indicibles qui se sont ensuivis. Le point de départ conceptuel de cette série est le mot ewig (éternel), mot que Vikto Klemperer a identifié comme un superlatif nazi typique, dans son ouvrage de référence LTI – Lingua Tertii Imperii, où il a analysé la perversion de la langue allemande à l’époque du IIIe Reich. Le mot apparaît à deux reprises dans la série : sous la forme, d’abord, d’un néon rouge, transcrit en écriture Sütterlin (une écriture cursive, enseignée notamment dans les écoles allemandes de 1935 à 1941) ; et, ensuite, d’un mot qui initie un processus de traduction (de l’allemand au français) en suivant le même déploiement formel que celui utilisé dans Indicible. Les inflexions contextuelles de ewig suivent l’exploration par l’artiste des formes (fonte, signalisation, écriture cursive) que la langue allemande a prises sous l’effet de la propagande nazie. La notion d’endoctrinement, déjà évoquée par l’écriture en tube de néon, réapparaît sous une forme plus appuyée dans une autre des œuvres de l’artiste : Der Kleine Duden, 1934. Cette installation est composée d’un petit pupitre d’écolier sur lequel repose un moulage, en plomb, du dictionnaire classique de base à l’intention des élèves allemands (Kleine Duden) publié une année après l’ascension au pouvoir du Parti national-socialiste et qui comprend une annexe consacrée au vocabulaire de celui-ci. En présentant une version illisible et impénétrable du dictionnaire, Trahan souligne aussi bien l’opacité d’une langue travaillée par l’esprit fasciste que le poids historique d’une période que les Allemands ont eux-mêmes appelé bleierne Zeit, les années de plomb.
Dans 7 (les mots les plus terribles du national-socialisme), Trahan explore à nouveau la notion de langue interdite pour aborder le dilemme entre l’irreprésentabilité des horreurs commises au nom de l’idéologie nazie et la nécessité d’en témoigner et d’en conserver la mémoire. Pour ce faire, Trahan a choisi les mots du vocabulaire national-socialiste qu’il estime les plus terribles. Plutôt que de transcrire les mots, écrits en police Fraktur et de façon linéaire, il a superposé chacune des lettres de chaque mot pour ensuite dessiner la forme résultante au graphite foncé. Par ce geste dessiné, cette œuvre poignante réussit à donner une forme palpable à la tension entre le représentable et l’irreprésentable, le lisible et l’indicible, le traduisible et l’intraduisible. En employant des moyens visuels propres à l’art pour signifier l’incommunication et l’incompréhension, Trahan parvient à transmettre l’opacité de la langue et la noirceur à laquelle cette période sinistre ne cesse de nous confronter. Or, l’artiste contraste ces tares en incluant la voix de survivants à l’oppression du régime nazi. L’œuvre éponyme de l’exposition, Tous les mots nécessaires, présente par exemple une série de blocs en graphite sur lesquels est gravée une liste de mots allemands puisés dans le livre Quel beau dimanche de l’auteur Jorge Semprún, un survivant de Buchenwald. Semprún avait identifié ces mots comme ayant été des outils essentiels pour rester en vie dans le camp. La langue se révèle donc, dans l’œuvre de Trahan, sous sa forme la plus meurtrière mais aussi comme moyen de résistance à la destruction et à la mise à mort.
Alors que Tous les mots nécessaires présente un processus d’effacement et d’occultation de la langue, la série d’expositions Notte elettrica explore l’interaction crue entre la lumière et l’obscurité. Trahan utilise ici diverses stratégies pour témoigner du parti pris exalté des futuristes pour le progrès technologique et de leur ton belliqueux, de même que de leur relation avec le fascisme italien. Toujours fidèle à sa forme de prédilection, l’artiste propose une traduction visualisée, Bouleversement (Traductions), qui opère des allers et retours en français et en italien commençant par le mot « bouleversement ». Puisant des mots directement dans les manifestes futuristes, l’installation Notte elettrica transmet des phrases écrites en tubes de néon colorés qui apparaissent dans l’obscurité. Tout près de cette œuvre, on aperçoit la rencontre en face à face de Marinetti et de Mussolini, dont les têtes sont reproduites dans des lampes en verre soufflé (Lampes : Marinetti/Mussolini). En reprenant les éléments et les matériaux promus par l’esthétique et le design futuristes, Trahan révèle le paradoxe inhérent à la position futuriste : bien qu’ils adulaient les avancées « éclairantes » de la technologie moderne – comme la signalisation au néon, l’électricité et l’automobile conçues, à l’époque, comme un moyen de sortir l’Europe de la nuit des temps –, les futuristes soutenaient en même temps les forces destructives du fascisme italien. La complicité idéologique entre le futurisme et le fascisme a donné naissance à un barbarisme qui louangeait la guerre et la puissance destructive de la technologie. En revenant sur cette complicité, Trahan a voulu souligner la manière dont la forme donnée aux mots, dans leur enchevêtrement esthétique et idéologique, pouvait rapidement mener l’humanité sur le chemin du désastre.
Contemporains d’antan
Dans sa dernière série, The Nervous Age, Trahan réoriente sa perspective en délaissant les moments sombres de la première moitié du XXe siècle en Europe pour une période plus vaste située entre le début de la deuxième révolution industrielle, en 1850, et le déclenchement de la Première Guerre mondiale. À travers des images et des textes de cette période (ou qui la concernent directement), l’artiste réutilise ses pratiques visuelles pour explorer les liens qu’il y a, à la même époque, entre les avancées techniques et scientifiques, et le sentiment de malaise métaphysique et la fascination pour le spiritualisme et l’occultisme. Le diptyque Wo viel Licht ist, ist auch viel Schatten (Là où il y a beaucoup de lumière, il y a aussi beaucoup d’ombre) est une œuvre qui rend justement apparente la tension entre les forces rationnelles et irrationnelles par un dessin qui copie deux photographies sur lesquelles on voit des médiums qui se produisent sur scène en utilisant une lumière électrique pour effectuer leur numéro. Par la transposition de photographies en dessins, de citations de texte, de références historiques, d’avancées techniques (électricité, code morse, physique), The Nervous Age montre comment cette période aux prises avec un malaise civilisationnel et un sentiment d’échec imminent était propice aux développements historiques aberrants, dont ceux, entre autres, qui sont à l’œuvre dans les deux expositions précédentes de l’artiste. La cohérence de ces expositions réside dans la correspondance étroite entre la manifestation matérielle des œuvres et leur contenu : les tensions métaphysiques nées du contraste entre lumière et obscurité, les temps disjonctifs, les forces politiques qui façonnent esthétiquement la langue. C’est cette correspondance sur le plan matériel qui actualise les puissances du passé dans le présent.
En revisitant les périodes sombres du nazisme, du futurisme italien et du fascisme ainsi que les tensions déchaînées au cours des 65 années de la période qui précède la Première Guerre mondiale, ces œuvres parviennent à nous en transmettre aujourd’hui la charge inquiétante. En s’intéressant aux points obscurs du passé à partir du présent, l’artiste semble vouloir rendre perceptibles les zones d’ombre de notre contemporanéité. Il effectuerait en cela un geste assimilable à celui du contemporain, tel que l’a décrit Giorgio Agamben : « Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent. » En mettant de l’avant les voix et les observations des obscurités du passé – les contemporanéités d’antan, pourrait-on dire, en reprenant la pensée d’Agamben – dans le langage visuel, les interventions de l’artiste nous interrogent doublement sur la manière dont la contemporanéité de ces périodes passées est traduisible dans la nôtre et sur la façon dont cette contemporanéité inopportune nous incite à mieux anticiper, en les éprouvant, les ombres dont le mouvement se projette sur l’horizon actuel.
Traduit de l’anglais par Colette Tougas.