La revendication des mondes possibles

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10.06.2023

Rita au désert. Texte et mise en scène : Isabelle Leblanc ; interprètes : Roger La Rue, Alexandrine Agostini ; assistance à la mise en scène : Ariane Lamarre ; décor : Max-Otto Fauteux ; lumière : Natasha Descôteaux ; conception sonore : Éric Forget ; une production du Théâtre de l’Opsis et de La Colline – théâtre national, présentée au Théâtre Quat’Sous du 16 novembre au 4 décembre 2021.

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Rita au désert est ce genre de spectacle dont je n’attendais rien de précis – peu de choses, à vrai dire – mais duquel je suis ressorti inspiré, soufflé même. Présentée dans la salle intimiste du Théâtre Quat’Sous, cette pièce parvient à aspirer les spectateur·rices dans le délire obsessionnel de son personnage-écrivain d’étrange façon. Il y a dans la proposition d’Isabelle Leblanc un souffle d’une grande vitalité, de même qu’un arrimage des mécaniques théâtrales et littéraires qui déconcerte tant celui-ci paraît calculé et maîtrisé. Le texte est en fait si riche qu’on en vient parfois à se demander s’il n’aurait pas mieux valu en faire un roman (ce que l’autrice avait par ailleurs fait au préalable) plutôt que de porter cette histoire à la scène. Et puis non : à mesure que la mise en scène d’Isabelle Leblanc se dévoile dans ses multiples intrications, on se convainc de son indéniable pertinence.

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Photo — Marie-Andrée Lemire

S’aventurer sur les chemins de traverse

Il faut quand même un certain temps pour parvenir à pénétrer dans cet univers : les premières minutes du spectacle nous déstabilisent complètement tant elles nous larguent sans trop fournir de mise en contexte ou de points de repère. Que penser, en effet, de cet homme âgé qui, dans le sous-sol de la salle de rédaction d’un quotidien de province, vêtu d’une combinaison de travail rouge et d’un casque à visière, relate frénétiquement les aventures d’une quinquagénaire participant à un rallye automobile dans le désert de Gobi? Quel sens tirer de ce décalage complet entre ce qu’on voit sur scène et ce qui nous est raconté? Mais la mécanique se dévoile au bout d’une quinzaine de minutes, nous permettant alors petit à petit de distinguer les différents niveaux de discours. On apprécie alors d’autant plus les minutes auxquelles on vient d’assister, voire la façon dont tout le texte est structuré, évitant à chaque détour le chemin de la facilité.

Cette grande intelligence du texte se reflète aussi dans les choix de mise en scène qui, tant par l’occupation de l’espace au sein du magnifique décor de Max-Otto Fauteux que par les choix d’accessoires et de costumes, produisent des échos signifiants, ajoutant une couche de sens supplémentaire à un texte déjà finement tissé. Il faut aussi souligner le travail colossal de Roger La Rue, qui porte le spectacle sur ses épaules et livre cette partition avec une aisance et une verve déconcertantes. On le sent complètement investi dans l’interprétation de ce personnage complexe, ajoutant nuances et silences à ses envolés lyriques de manière à ce que jamais, pendant ce monologue d’une heure et demie, le spectacle ne perde en rythme ou en intensité. Même Alexandrine Agostini, qui n’a finalement qu’une seule réplique dans tout le spectacle, s’impose par sa présence discrète mais assurée sur scène, offrant un contrepoids des plus intéressants au flux verbal et à l’agitation de notre protagoniste.

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Photo — Marie-Andrée Lemire

Le passage du possible au réel

Ce qui aurait pu n’être qu’une histoire banale et unidimensionnelle de fanatisme sportif se révèle dans les derniers moments du spectacle être beaucoup plus que cela. Ce à quoi Isabelle Leblanc nous amène à réfléchir, avec Rita au désert, c’est le pouvoir salvateur de l’acte créatif. Lucien Champion, journaliste sans envergure, voit en Rita Houle la star qui le sortira de la médiocrité et fera de lui le prochain Balzac. Il rédige à l’avance la biographie de sa muse, suivant son inspiration; il n’aura qu’à ajuster quelques détails ici et là après que les événements réels dans le désert de Gobi se soient produits. Jour et nuit, il vit par procuration son périple, au point de s’imaginer lui-même faire partie du voyage et de ne faire plus qu’un avec Rita, substituant parfois le « elle » au « je ». Mais vient la déception : Rita Houle ne s’est finalement jamais présentée sur la ligne de départ et a été disqualifiée avant même le début de la course. Ce que Lucien nous raconte avec emphase depuis une heure n’était qu’un leurre, une fabulation de l’esprit : aucun périple plus grand que nature, aucun affrontement avec les peuples tartares, aucune victoire héroïque; tout simplement un échec, une banale déconvenue.

On met ainsi en lumière le douloureux passage du possible au réel, interrogeant par le fait même le pouvoir de la création et de la fiction, de la littérature et des arts sur notre existence. Le texte de Leblanc souligne la puissance pure qui accompagne le fait de penser, de créer, d’écrire. Car peu importe au fond que Rita ait participé ou non au rallye, du moment que son existence ait stimulé l’imaginaire de Lucien, qui a ainsi donné vie à ce qui n’a jamais été vécu, à ce qui aurait pu être. C’est aussi à une réflexion plus large sur notre époque à laquelle nous invite Rita au désert. Quelle place occupe la création dans notre monde désenchanté, où les grands mythes et les figures de héros ont pratiquement disparu? Que faire devant la banalité de la vie qui nous avale et nous ankylose? Peut-être en inventer une, plusieurs autres.

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Photos — Marie-Andrée Lemire

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