Vitesse

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Nous savons que nos accès aux ressources documentaires textuelles, sonores et visuelles, aux œuvres et aux données de toutes sortes sont de plus en plus rapides. Nous croyons en conséquence que la recherche et la découverte, bref la connaissance, ne requièrent plus la même dépense d’énergie qu’il n’y a pas si longtemps. Quand je siffle un air ou entre des mots-clés dans un moteur de recherche, je m’impatiente si je n’ai pas la réponse immédiatement et je me sens frustré si je dois me déplacer pour l’obtenir. J’abandonne généralement la recherche dans ce cas. Si nous arrivons à concevoir sans effort que la rapidité accrue de notre accès aux données change notre rapport au savoir, si nous pouvons avouer honnêtement qu’elle ne nous rend pas plus intelligents sur le coup, il est moins facile de reconnaître qu’elle augmente notre prétention à nous concevoir comme un petit système fermé sur lui-même ne reconnaissant ni son manque ni son retard. Son accroissement cache ainsi notre bêtise qui « peut être définie par sa propre satiété, comme l’expérience de la plénitude, du contentement, de l’accomplissement ». Cette expérience, selon Avital Ronell, n’érige pas l’ignorance en vertu, mais sacrifie l’effort mental et physique de la critique et du désir. L’écran pense-bête.

Si le « bonheur bête » donne l’impression qu’on ne « va nulle part », comme disait Henri Michaux, c’est qu’il dérobe la vitesse de nos gestes à notre pensée. Il faut dire que la vitesse en soi est difficile à concevoir. Elle n’est pas un phénomène sensible qui peut être perçu ; elle se confond avec la relation entre les phénomènes et leurs images. La vitesse est alors une intensité qui affecte nos capacités d’agir, augmente ou diminue notre puissance. On a tendance néanmoins à la réduire à un nombre, comme si la relation entre les images correspondait à leur accumulation représentée en KoMoGoToPo… La bêtise n’est pas un vice moral mais un effet de la technique lorsqu’on en réduit la loi au nombre. On pourrait certainement en trouver les échos aujourd’hui dans « Fusées » de Baudelaire : « Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplication du nombre. » La bêtise est une intensité qui se rapproche de cette jouissance que le poète exprimait autrement sous un principe qui pourrait apparaître à la porte du web : « L’ivresse est un nombre. »

Ces propos critiques ne sont pourtant pas technophobes. Je me suis bel et bien engagé, avec Spirale, dans le web, enivré comme un peu tout le monde par la vitesse des publications et des réactions, de la réactualisation en vogue du passé (Spirale Vintage) et aussi, il faut bien l’avouer, par le nombre de « likes » et par l’espérance d’une publication virale. Mais je ne crains pas d’affronter ma bêtise, de penser à la vitesse qui, ne me permettant plus d’entrevoir mon retard, me donne parfois l’impression de m’épuiser en faisant du surplace dans un petit système fermé. C’est pourquoi je rêve de voir sur mon écran le défilement d’images au ralenti, en accéléré ou à reculons qui a permis à Jean Epstein de réfléchir à l’intelligence du cinéma pour imaginer à mon tour, 70 ans plus tard, l’intelligence... du web. « D’être apparente dans l’antiunivers qui se meut à l’écran, l’inutilité du rapport causal se découvre mieux dans l’ordre naturel des choses, où ce rapport n’est qu’un spectre créé par l’intelligence. S’il y a des causes, elles ne servent de rien. On doit donc admettre que la nature s’en passe, car on la trouve partout fidèle à un de ses principes les plus généraux, celui du minimum d’action. D’où il faut supposer l’univers dépourvu de toutes lois autres que les lois de pur nombre, c’est-à-dire effroyablement simple, scandaleusement monotone, sous les vertigineuses et branlantes idéologies dont l’affuble l’esprit humain. » La simplicité de l’univers qu’entrevoyait Epstein dans la variation de la vitesse des images cinématographiques et dans leur inversion me renvoie une fois de plus au nombre, en déplaçant toutefois l’ivresse du côté des croyances que l’on y projette.

L’installation vidéo de Camille Henrot que l’on pouvait voir récemment au MAC, Grosse fatigue, m’a fait rêver. L’artiste y reprend, sans le savoir peut-être, l’expérience d’Epstein en associant la superposition, la juxtaposition et la succession frénétiques d’images et de textes, à la manière de « pop-ups » sur un écran, à l’extension en accéléré de l’univers, le tout en moins de 13 minutes ! La démultiplication vertigineuse des images semble alors exprimer la loi de l’univers, et cette dernière est bien celle du nombre. « Effroyablement simple, scandaleusement monotone » malgré la variété des espèces et des images, l’univers comme le web dans Grosse fatigue aident à cerner l’épuisement du « bonheur bête » dans un délire qui ne s’épuise pas et qui prend les airs d’une figure de la foi et du savoir : la métonymie. Bricolons en vitesse, agençons rapidement, épuisons-nous en un « minimum d’action », l’intelligence viendra toujours après.