Remake

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Le vocabulaire cinématographique sert, en histoire, à imaginer le déroulement et la succession des événements et des faits dans le temps et la durée. L’Histoire. Des avant-dernières choses, de Siegfried Kracauer, représente l’entreprise la plus achevée en ce sens, en associant le montage cinématographique à la narration historique et les plans de caméra au point de vue de l’historien. Ces rapprochements sont possibles parce que la structure de l’univers historique n’est pas réductible à une synthèse homogène et continue ; elle est, au contraire, essentiellement indéterminée et sujette à recevoir une quantité incalculable de montages, comme les éléments d’un paysage captés par une « caméra-réalité ». Si les rapprochements entre la réalité historique et le cinéma se présentaient encore chez Kracauer sous la forme explicite de la comparaison, il n’en va plus de même aujourd’hui : le cinéma occupe désormais une place si hégémonique dans l’imaginaire commun qu’on n’arrive plus à distinguer nettement la structure des faits historiques de celle des images projetées sur un écran. Il y aurait quelque chose comme un gai savoir cinématographique : on semble maintenant saisir les chaînes causales qui déterminent la réalité politique, sociale et culturelle à la manière de séries narratives qui s’imbriquent, esthétiquement et poétiquement, les unes dans les autres.

On pouvait lire récemment dans un journal en ligne ce titre, pour le moins curieux : « Pendant que Fillon et Juppé rejouent les Tontons flingueurs, Emmanuel Macron tourne un remake de Forrest Gump ». Les retours de l’histoire sont légion, et ils n’échappent pas aux chroniqueurs. Il n’est pas étonnant alors de voir se multiplier les gros titres recourant à la notion cinématographique de remake. Le titre cité se démarque toutefois par son aspect singulier : en abolissant les frontières entre la réalité et la fiction avec un humour évident, il exprime avec un certain discernement un rapport cinématographique à la réalité historique la plus immédiate, comme si cette dernière était en plein tournage.

Le remake marque, de façon négative, l’histoire du cinéma. Il n’indique pas, à proprement parler, un plan de caméra ou un procédé de montage mais révèle froidement la logique industrielle : le remake est la « deuxième version d’un scénario qui a fait ses preuves commerciales », comme le faisait remarquer jadis Louis Chauvet. Plus près de nous, Sébastien Rongier l’associe, dans son ouvrage Cinématière, à une forme de déshistoricisation près du « présentisme » défini par François Hartog : « S’il s’agit de refaire un succès cinématographique antérieur, il est généralement question d’effacer ce qui précède, et non de transformer la répétition en différence. Le remake cinématographique assure l’instrumentalisation de l’acte mimétique par des mécanismes d’effacement des possibilités esthétiques. »

Le remake manifeste une prise immédiate, directe, sur les images du passé. Il est assimilable en cela à un gros plan qui extrait les images de leur contexte pour en assurer l’effet émotif. En considérant le point de vue de l’historien à la manière des différentes échelles de plan au cinéma, Kracauer distinguait les histoires de faible étendue (micro), qu’il associait au gros plan, des histoires de grande étendue (macro), qu’il rapprochait du plan éloigné. Le remake serait comparable, dans son acception négative, à une histoire à faible étendue, à un gros plan : tout se passe dans les détails d’une image, celle d’une personne ou d’un visage, qui semble s’extraire d’une situation donnée pour acquérir une vie autonome : « Les découvertes en gros plans, propose Kracauer, ont leur sens en elles-mêmes, peu importe que leurs implications coïncident ou non avec les vastes perspectives attachées aux récits de large portée, ou qu’elles puissent y être intégrées. »

En faisant usage de la notion de remake en politique, on cherche moins à définir la profondeur d’une reprise du passé qu’à exhiber la vanité des dirigeants qui se prennent pour des stars en rejouant des scénarios qui ont connu du succès avant eux. Mais on devrait retenir la leçon des critiques artistiques lorsqu’on s’attarde à l’effet spectaculaire d’un tel retour : il ne sert à rien de déprécier un remake en le comparant simplement au film source, il faut plutôt s’engager dans les possibilités narratives et esthétiques qu’il génère. Ce que je traduirais ainsi dans les affaires politiques : il est vain de constater que l’histoire se répète en se contentant de dire que plus les politiciens se suivent, plus ils se ressemblent ; il faut plutôt tenter de remarquer si la répétition produit une différence et, le cas échéant, situer celle-ci, la montrer et l’exhiber en y œuvrant.

Contrairement au cinéma, l’art contemporain, en reprenant un film plan par plan sans toutefois l’imiter, a produit des remakes qui suscitent aussi bien des possibilités narratives estompant les frontières entre la fiction et le réel qu’un élargissement de la perception. Les études sur ce procédé en art contemporain ne manquent pas, les œuvres non plus, d’ailleurs. Dans la situation actuelle, il faudrait aller à l’école de l’art pour affiner esthétiquement les inévitables reprises du passé en politique et, du coup, élever la notion de remake à un gai savoir cinématographique.