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La révolution numérique bat son plein, tourne à une vitesse folle, véritable tourbillon technologique dont nous peinons quelquefois à prendre la mesure des avancées — souvent spectaculaires et fascinantes, parfois inquiétantes —, comme si, emportés malgré nous à sa suite, il ne nous était plus donné que d’être les témoins impuissants/consentants des bouleversements parfois radicaux qu’entraîne son passage dans les divers champs artistiques. « We’re not in Kansas anymore », serions-nous tentés de répéter chaque fois que se transforme le paysage culturel ; Oz est notre quotidien.
Nul besoin de rappeler ici, encore une fois, l’impact des nouvelles technologies dans le milieu de l’édition, sinon, en ce qui nous concerne, pour informer nos lecteurs qu’au terme de la prochaine année, grâce à une initiative de la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP), chaque nouvelle parution de Spirale, ainsi qu’un large éventail de numéros antérieurs, sera disponible en format électronique, non seulement sur le site du magazine, mais également sur le site ÉRUDIT. Il n’y a là certes rien de bien révolutionnaire, surtout qu’il ne s’agit d’aucune façon pour Spirale d’abandonner l’imprimé à la faveur du seul support numérique, mais il n’en demeure pas moins que cette « présence » toute virtuelle sur Internet, quand bien même modeste, s’avère aujourd’hui souhaitable, utile ; tout indique qu’elle sera, de toute façon, demain obligée.
L’hystérie collective à laquelle a récemment donné naissance le lancement du iPad, superbe tablette numérique conçue par les idéateurs de Apple, laisse en effet présager des « révolutions » autrement plus significatives — oserais-je troublantes ? — dans et pour le milieu de l’édition. Ce que propose par exemple Wired Magazine pour l’iPad laisse béat d’admiration, pantois, fait rêver ; le discours qui l’accompagne, lui, suscite nombre de questions. Pour tout dire, bien souvent, ce ne sont pas tant ces incroyables innovations technologiques qui inquiètent, voire déconcertent, mais bien le prêche par lequel l’on officie à leur baptême, le discours d’autolégitimation qui les accompagne, en justifie la « naissance » et fait de ces avancées des transformations dites « nécessaires » et « essentielles », un passage obligé, la condition sine qua nond’une survivance autrement menacée.
Si l’on peut aujourd’hui douter que l’iPad aura sur le milieu de l’édition les mêmes répercussions que la caméra numérique dans le domaine de la photographie (mais cela reste à voir, bien entendu), il est néanmoins bon de rappeler, avec Céline Mayrand, qui signe la présentation du portfolio consacré au travail de Michel Campeau, que « [d]epuis une décennie, les grands fabricants d’appareils photographiques annoncent, les uns après les autres, l’abandon de la technologie argentique et le retrait définitif du marché des caméras traditionnelles ».
L’iPad, « tablette magique », fera-t-il, de même, tabula rasade l’imprimé ? Les promesses infinies du numérique sauront-elles faire place « au rêve d’écriture », pour reprendre ici la belle expression de Ginette Michaud dans la présentation du dossier qu’elle consacre à Hélène Cixous ? Quelle hospitalité dans l’univers numérique ? On peut douter qu’il puisse jamais, comme le rêve, se montrer « le plus accueillant au deuil, à la hantise, à la spectralité de tous les esprits et au retour des revenants ». Faut-il seulement souligner la distance incommensurable qui sépare le virtuel du spectral ? À quelle expérience de lecture se verra-t-on bientôt convié ? Ce que promet le numérique saura-t-il préserver le temps du « lire », ménager l’attention nécessaire pour « suivre ce qui arrive au fil des mots quand ceux-ci se déploient et s’affranchissent des grilles de toute sorte qui les enserrent », comme le souligne Ginette Michaud dans le préambule à l’entretien fascinant que lui a accordé Hélène Cixous ?
Ce « fil », m’a-t-il semblé, est de même tout aussi bien celui d’un cheminement que la photographie numérique aura en quelque sorte sacrifié en abolissant « le temps affectif de l’attente », c’est-à-dire tout le rituel qu’« occulte » et « auquel se dérobe » le numérique « impatient ». C’est ce dont témoigne la série Chambres noires de Michel Campeau, non sans une mélancolie que nous faisons nôtre. « Photographe assumé de la résistance », écrit Céline Mayrand, Michel Campeau réaffirme ici « le pouvoir originel »de la photographie argentique, « lui restitue son langage ».En résulte un portfolio qui baigne tout entier dans une « atmosphère de trépas pressenti », chaque photographie saisissant en quelque sorte la mort « annoncée d’une pratique artisanale de la photographie », sa revenance, préservant, pour la mémoire, quelque chose comme l’indéfectible grain de l’art.
« Oui. Le grain de cette image-là… »
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Considérant aujourd’hui l’importance des questions soulevées par les liens entre art et technologies, nous ne pouvons que nous réjouir d’accueillir Sylvie Lacerte au sein du comité de rédaction, où elle assumera désormais la direction artistique de Spirale. Théoricienne de l’art et des musées, commissaire indépendante et chargée de cours à l’UQAM en histoire de l’art et en muséologie, elle s’intéresse non seulement aux divers processus de travail des artistes, à l’avenir du musée en tant qu’institution de savoir, à la place de l’art dans l’espace public, mais également aux rapports entre l’art et les technologies. En plus de son essai La médiation de l’art contemporain (Arts Le Sabord, 2007), finaliste au prix SpiraleEva-le-Grand 2007, elle a signé des textes pour des anthologies (Les 20 ans du CIAC, 2004 ; Artists as Inventors/Inventors as artists, Hatje Cantz, Berlin, 2008), des revues savantes, des catalogues d’exposition et des revues d’art, dont Spirale, artpress 2, Espace Sculpture, Ciel Variable et ETC. Il va sans dire que nous l’accueillons avec grand plaisir !
De même, nous tenons à saluer la venue d’Ariane Audet parmi les artisans du magazine. Étudiante au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, où elle termine un mémoire de maîtrise sur l’analyse des perceptions dans le recueil La terre est ici de la poète Élise Turcotte, elle assumera désormais les fonctions de secrétaire de rédaction, poste que Manon Plante occupait depuis 2008 et qu’elle quitte à notre plus grand regret afin de répondre à ses obligations d’enseignement au Cégep de Saint-Laurent, où elle est maintenant professeure de littérature. Nous n’avons heureusement pas à lui faire nos adieux, puisque Manon Plante demeurera membre active du comité de rédaction, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir !
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À PARAÎTRE dans notre prochain numéro : un dossier intitulé « Barthes écrivain », sous la direction de Maïté Snauwaert (no 232, mai-juin 2010), ainsi qu’un portfolio consacré à l’artiste Marie-Christiane Mathieu et à son travail autour du concept d’« aître ». Nous sommes également heureux d’annoncer la parution prochaine de l’essai Avec John Heward. Entrer dans le trait, d’André Lamarre (« Nouveaux Essais Spirale », Éditions Nota bene).
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Pierre Vadeboncœur est décédé le 11 février dernier.
Qu’il nous soit simplement permis ici de saluer un homme admirable.