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par la surcommunication ? Par quelle voie, quels canaux,
quels passages souterrains nous faut-il faire passer la
littérature afin qu’elle puisse essaimer au sein de la Cité,
quand le clip, la formule et le slogan la méprisent assez
pour la bannir de l’espace public, qui n’est plus, de toute façon,
qu’un bête marché doté d’un brouhaha médiatique ?
Comment ne pas hurler avec les loups, ne pas non plus
chanter avec les sirènes, mais, simplement, encore et
toujours, se lever et prendre la parole ?
— Le comité, « La résistance culturelle »,
Anthologie Liberté, 1959-2009.
L’écrivain dans la cité — 50 ans d’essais (Le Quartanier)
Nous voilà enfin à la « croisée des chemins », faisant par là écho, non sans incrédulité, à la toute première capsule audio mise en ligne sur le site de Radio Spirale, il y a six ans, en septembre 2005, à l’émission des « Rencontres d’écrivains du CRILCQ ». Pour cette première, nous avions eu la chance inouïe de pouvoir enregistrer une rencontre avec Wajdi Mouawad à la Librairie Olivieri, devant un public enthousiaste. Il faudra dire un jour toute l’importance de cette librairie pour la vie intellectuelle et culturelle de Montréal, voire du Québec, reconnaître comme il se doit le rôle essentiel que joue ce lieu de rencontre, cet espace où la parole et la réflexion, le débat et la discussion ont encore droit de cité ; mieux : où ils sont attendus et reçus avec un sentiment d’urgence, de nécessité, qui confère à l’écoute son attention, la patience de l’entendement.
Malgré le crépitement et le tintement de verre qui en « colorent » l’écoute — nous n’étions hélas pas encore rompus aux exigences techniques liées à ce projet —, ce précieux enregistrement nous permet aujourd’hui encore d’« assister » à une rencontre au cours de laquelle l’animatrice Jeanne Bovet invite Wajdi Mouawad à rendre compte des différents chemins qu’il a empruntés, croisés, et qui continuent de façonner son écriture et son approche face à la création ; récit de voyage singulier. Six ans plus tard, nous avons surtout la chance de pouvoir entendre le dramaturge livrant, ce soir-là, une vibrante lecture d’un extrait inédit de sa pièce Incendies (parue en 2003 chez Actes Sud), œuvre dont on connaît aujourd’hui l’incroyable parcours.
À quelle antenne, sur quelle onde a-t-on encore le luxe d’entendre et d’écouter une telle discussion, long échange de plus d’une heure sur le théâtre, l’art, la culture, que ne précipite aucune contrainte autre que le plaisir de se déployer, d’hésiter, de s’égarer, parfois, sur des chemins qui ne mènent nulle part, sans avoir à s’inquiéter de perdre en route un audimat pressé qui, non content de dicter la cadence, le rythme, finit toujours par imposer la voie royale que suit son goût… et avec lui le fric pour la paver ? Pour la philosophie, la littérature et les arts, pour la pensée critique, cette route s’avère trop souvent un douloureux cul-de-sac. Restent les « passages souterrains » où les faire passer.
« Il fallait réagir », écrit Nicolas Lévesque dans le texte qu’il consacrait à Radio Spirale pour le numéro anniversaire du magazine (« Radio Spirale : le pouvoir fantôme », Spirale, no 228). Depuis des années, rappelle-t-il, « la forclusion de la Chaîne culturelle [de Radio-Canada] laissait le milieu intellectuel québécois sans voix, bouche bée, en état de deuil et de choc. Il fallait faire entendre des voix, affoler la censure, lui faire sentir, voire halluciner, la présence et le retour du forclos à travers les ombres, les interstices et les marges oubliées ». S’imposait pour nous l’aménagement d’un tel espace, difficile passage à frayer dans le « brouhaha médiatique » que dénoncent aujourd’hui encore les membres du comité de direction de Liberté. L’anthologie essentielle qu’a tout récemment publiée la revue chez Le Quartanier Éditeur, L’écrivain dans la cité — 50 ans d’essais, nous rappelle à bon droit que « l’art est la condition du politique » et le concert de voix que donne à entendre cet ouvrage considérable doit à lui seul suffire à nous convaincre, si besoin est encore, de la nécessité de nous « lever et prendre la parole ». En ces années de « résistance culturelle », comment ne pas saluer et féliciter ceux et celles qui continuent à faire de la revue Liberté l’agora qu’elle a été, qu’elle doit continuer à être, lieu il est vrai « unique de réflexion » au Québec, habité — comme nous le devrions tous — par l’urgence et « la nécessité de faire acte de résistance, de s’opposer tant au bavardage médiatique qu’au murmure marchand ambiant ».
Si nous nous trouvons aujourd’hui à la croisée des chemins, ce n’est pas tant parce que nous ferions face à un choix difficile, mais bien parce que s’ouvre enfin devant nous une toute nouvelle avenue pour Radio Spirale. Depuis la fondation de ce projet Internet, nous importait surtout d’exister, de défricher un terrain virtuel pour y installer, comme le décrit Nicolas Lévesque, « un espace public de fortune » qui puisse permettre « à la pensée de vivre, de s’étendre, de se déployer, de courir un peu librement, sans avoir à s’excuser d’exister, à plaire à tout prix » .
Modeste, le site de Radio Spirale n’en a pas moins joué son rôle en rendant accessible l’écoute de plus de 150 événements culturels de toute sorte : rencontres littéraires, entretiens, tables rondes, conférences, débats, colloques, ateliers et autres manifestations culturelles autrement condamnées à l’éphémère et à l’oubli. Mais après six années de fonctionnement, et ce grâce à l’ensemble des partenaires qui, depuis sa fondation jusqu’à ce jour, se sont joints au projet et ont contribué de généreuse façon à bâtir sa légitimité, le collectif Radio Spirale emménage enfin dans un nouvel espace.
Ce site, que l’on trouvera à l’adresse www.radiospirale.org, désormais indépendant de celui du magazine Spirale, a été conçu par le Laboratoire NT2 de l’UQAM et financé par l’ensemble du collectif qui compte pour l’instant onze membres partenaires : l’Académie des lettres du Québec, le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), les cahiers littéraires Contre-jour, l’Espace du livre francophone, la revue de théâtre JEU, la Librairie Olivieri, la Maison de la poésie, le magazine culturel Spirale, ainsi que les Éditions du Noroît, la Galerie de l’UQAM (dont l’émission sera en ligne l’automne prochain) et la revue Liberté, qui ont rejoint le collectif au cours de la dernière année — pour notre plus grand plaisir — afin de participer au développement et à l’animation du nouveau site. D’autres partenaires préparent encore leur émission et seront dévoilés lors de l’inauguration officielle du site à la rentrée d’automne.
Depuis la première mise en ligne de ce projet, nous n’avons eu de cesse de répéter que Radio Spirale n’entend évidemment pas rivaliser avec les radios dites « publiques » ou encore remédier à l’absence d’une véritable radio « culturelle », que nous continuons d’ailleurs d’appeler de tous nos vœux. Mais pour l’heure, qu’il nous soit permis d’offrir cette autre voie, cette « autre scène » où entendre ceux et celles qui ressentent encore profondément la nécessité de participer à une vie intellectuelle et culturelle trop souvent méprisée par l’industrieuse culture du divertissement.
Original et gratuit, le site du collectif Radio Spirale offre à ses usagers l’accès au contenu culturel d’un regroupement sans doute unique au Québec. Dans l’attente de son inauguration, nous vous invitons donc déjà à découvrir ce nouveau site, à vous familiariser, au cours des prochains mois, avec les possibilités techniques qu’il offre désormais (flux RSS, bulletins d’informations, balladodiffusion, etc.) et à le faire connaître auprès de ceux et celles qui ne connaîtraient peut-être pas encore ce hors-lieu de la pensée !« En évacuant comme on a commencé à le faire l’art et la culture de notre vie publique », rappelle Pierre Lefebvre dans « Sale temps », « c’est notre capacité à concevoir le monde hors des idées reçues de l’air du temps que l’on évacue du même coup, c’est l’assurance que la vie n’est pas qu’une course à obstacles sociaux que l’on nie, c’est la conviction que tout ne se marchande pas que l’on ridiculise ».
Le temps est au maquis !
Des nouvelles en bref
Le quatorzième titre de la collection « Nouveaux Essais Spirale », La crise du discours économique. Travail immatériel et émancipation, d’Éric Méchoulan, paraîtra ce printemps aux Éditions Nota bene ; nous en ferons bien entendu l’annonce sur notre site Internet et via les réseaux sociaux Facebook et Twitter. Nous vous encourageons d’ailleurs chaleureusement à vous joindre à nos petites communautés d’« abonnés » !
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La Rencontre printanière de Spirale est une tradition que nous maintenons avec plaisir année après année. Si nous profitons toujours de l’occasion pour souligner la parution de notre plus récent numéro et de tout nouveau titre paru dans la collection « Nouveaux Essais Spirale » (Éditions Nota bene), cet événement nous permet surtout de rencontrer nos collaborateurs et collaboratrices, ainsi que tous nos lecteurs et lectrices qui sont aussi conviés à notre petite fête. L’occasion est surtout belle de célébrer et de lever nos verres à la santé de tous ceux et celles qui rendent possible, aujourd’hui, une improbable aventure comme celle de Spirale ; il nous est hélas trop rarement donné de le faire. Cette année encore la rencontre aura lieu au mois de mai. La date et le lieu restent à préciser, mais comme toujours, nous en ferons notamment l’annonce dans les pages du Devoir. Nous vous invitons bien entendu à communiquer avec le secrétariat de Spirale pour nous faire part de votre adresse courriel si vous souhaitez faire partie de notre liste et être tenus informés de toutes nos activités.
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Notre numéro d’été (no 237, été 2011) sera consacré à une question d’actualité dont les enjeux sociaux, politiques et philosophiques sont des plus importants : « Les réfugiés », sous la direction de Michel Peterson. À la suite de l’adoption du projet de loi C-11 sur l’immigration et la protection des réfugiés, les collaborateurs de ce dossier chercheront notamment à penser la distinction, en regard de la culture, entre l’hospitalité et l’intégration. Grâce à la collaboration de Louise Déry, nous aurons également la chance de publier, dans ce numéro, un portfolio consacré aux travaux de l’artiste Shary Boyle.
Bonne lecture !