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Les récits qui racontent des évènements menant à des coïncidences absolues proposent un point de vue capable de représenter, en une seule trame recomposée, les causes qui les ont provoquées. De Hasards ou coïncidences de Lelouch à Babel de Iñàrritu en passant par Crash de Higgis, le cinéma est friand de ce type de récit, sans doute parce qu’il nous place au-delà du hasard en enchaînant, sous nos yeux, les images d’actions, de faits et d’évènements dont les liens sont totalement fortuits, bien qu’ils soient à la source d’accidents malheureux ou de rencontres joyeuses. Le contentement que ces films nous procurent ne découle pas, comme on pourrait le croire, de leur capacité à nous faire percevoir distinctement ce qui échappe absolument aux personnages, c’est-à-dire les places qu’ils occupent dans une mosaïque qui figure un récit plus grand que nature. À ce compte, la plupart des récits nous satisferaient. J’attribue plutôt ce contentement aux remèdes qu’ils proposent inconsciemment contre le scepticisme et l’incrédulité.
Ce genre de films nous fait renouer avec un sens de la superstition en nous laissant croire qu’il existe au moins une image de toutes les parcelles du monde, comme s’il n’y avait aucun recoin de lui qui restait inaperçu. Ce dont nous sommes de plus en plus convaincus du reste. Ces films nous font donc croire qu’en ordonnant correctement les images éparses du monde on pourrait recoudre la trame des coïncidences et des hasards, recomposer « le fil des évènements », comme on le dit dans les médias. La force de cette croyance, sa ténacité, est égale au sentiment de sécurité qu’elle procure : malgré le désenchantement des modernes, elle assure que le monde n’est pas aussi contingent qu’on ne le pensait, puisqu’il est, de toutes parts, l’objet de narrations possibles. Être, c’est être perçu, disait Berkeley ; puissante caméra de surveillance, Dieu fait exister le monde en le percevant sans relâche depuis toujours et jusqu’à la fin des temps. Si l’on pouvait en extraire les images de sa prodigieuse mémoire, on pourrait, à force d’effort et de labeur, connecter les évènements du hasard entre eux, les enveloppant ainsi d’une lumière nécessaire.
Pour Spinoza, la superstition repose sur la seule idée qu’il y aurait, dans le monde, une cause finale à tout, comme si les choses étaient programmées pour aboutir à une ultime destination, peu importe qu’elle soit funeste ou heureuse. Cette idée est si fortement ancrée dans l’esprit des contemporains de Spinoza qu’ils s’obstinaient à croire que la pierre qui tombe d’un toit et qui fracasse le crâne d’un homme qui passait par là au même moment en se rendant chez un ami était prédestinée à rencontrer cet homme, comme il était prévu, dans l’ordre des choses, qu’il la reçoive sur la tête. Ce genre d’équation qui cherche à tous prix à abattre le hasard ne peut se conclure que dans la volonté de Dieu que le philosophe appelle, autrement, « l’asile de l’ignorance » (voir l’appendice du premier livre de l’Éthique). Il serait trop simple de rejeter cet exemple en prétextant qu’il est vieux de quelques siècles ou qu’il y a belle lurette que nous sommes revenus de la bêtise de nos ancêtres. Dans son essai Le hasard et la nécessité, livre qui a connu un grand succès de librairie a sa sortie en 1970, Jacques Monod reprend le même exemple avec quelques variantes (la pierre devient le marteau du plombier Dubois qui travaille sur un toit et l’homme, le Dr Dupont qui se rend d’urgence visiter un malade, p. 149, coll. « Points ») pour exemplifier les « coïncidences absolues », « le hasard essentiel ».[1] Monod cherchait à démontrer que, malgré les invariances reproductives et la performance téléonomique des êtres vivants (persévérer dans son être), il ne faut pas pour autant tomber dans l’illusion de finalité. L’évolution du vivant est entièrement contingente, et ce, depuis le monde microscopique des mutations génétiques : c’est là que la nouveauté s’opère. Malgré cela, « nous nous voulons nécessaires, inévitables, ordonnés de tout temps. Toutes les religions, presque toutes les philosophies, une partie même de la science, témoignent de l’inlassable, héroïque effort de l’humanité niant désespérément sa propre contingence ».
Le diagnostic de Monod accentué par le terme « contingence » sonne, à son tour, un peu vieillot avec son indéniable relent sartrien. Mais si nous avons encore quelque chose à apprendre de la nature au-delà des considérations d’époque, c’est d’arrêter de nous raconter des histoires dont la trame mène inlassablement à un récit où tous les éléments se coordonnent nécessairement par contrariété. Monod avait en horreur le matérialisme dialectique, avatar informe du matérialisme historique, car sans jeu libre dans la nature, l’avenir ne nous réserve plus aucune nouveauté. Si l’énoncé « demain une bataille navale se produira » est contingent, rien ne nous oblige à le rendre nécessaire en proposant simultanément la possibilité contraire. Il faut méditer, je crois, le sens des futurs contingents d’Aristote (De l’interprétation, chap. 9) à l’aune de la nature, car l’évolution ne fonctionne pas sur des énoncés nécessaires. Aucune feuille en effet ne pousse en fonction de la possibilité contraire de ne pas pousser, elle pousse voilà tout ; tout comme le film à reculons qui la montre involuer est une simple vue de l’esprit. Les récits qui croissent comme des feuilles sont un rempart contre les superstitions narratives. Et c’est pourquoi à la dialectique harmonieuse des machines à récit ou des storytellings qui prétendent réenchanter le monde, il faut opposer le mouvement aberrant de la contingence, seule source capable de faire muter nos croyances.
La pousse des images dans l’installation vidéographique de Richard Mosse, The Enclave, que l’on pouvait voir à DHC/ART du mois d’octobre 2014 au mois de février 2015 était une leçon de contingence. Le dispositif écranique non seulement supprimait le point de vue unique sur les images sanglantes du conflit meurtrier au Congo, mais empêchait toute recomposition narrative qui les aurait ordonnées. Le cinéma retrouve-t-il ainsi dans l’art contemporain le chemin de l’indétermination des images, les élevant à la grâce d’une épreuve non prédéterminée et farouchement insécurisante ?