Lecture optique

Retour au numéro: 

Les expériences sur les images de l’artiste écossais Douglas Gordon fonctionnent, en apparence par saturation, en épuisant ce qu’elles donnent à voir pour en atteindre, croyait-on, la substance, comme dans le ralentissement extrême d’un film qui fait voir un à un tous les photogrammes (24 Hour Psycho, 1993), ou encore dans l’observation-surveillance des moindres gestes d’une vedette du foot (Zidane, un portrait du xxie siècle, 2006, co-réalisé avec Philippe Parreno) ou d’un chef d’orchestre (Feature Film, 1999). En commandant ainsi les images à rendre une visibilité extrême, l’artiste ne cherche pas néanmoins à révéler leur vérité mais à nous placer devant celle de notre perception. Or, celle-ci se résume à peu près à cette simple équation : notre capacité imaginative augmente proportionnellement à la quantité d’informations que l’on perçoit.

L’expérience à laquelle nous convie l’artiste semble paradoxale, car plus on sature les données d’une image – soit en la ralentissant soit en démultipliant les effets de focalisation –, plus les objets qu’elle donne à voir et qui apparaissent nettement définis à la vision ordinaire deviennent flous. Les installations de Gordon rappellent ainsi un lointain compatriote, l’empiriste David Hume, dont la vision atomiste du monde (vision en gros plan) nous fait imaginer des univers étranges qui se rapprochent, avant la lettre, « de la science-fiction », comme l’a suggéré Deleuze.

Si les installations vidéographiques de Gordon peuvent être considérées, au même titre par exemple que les images photographiques de Cindy Sherman, tenantes de l’esthétique postmoderne, je crois qu’on ne devrait pas en oublier pour autant l’expérience optique qui travaille aujourd’hui notre manière d’imaginer nos lectures et nos rapports à la culture. Bien que les œuvres de Gordon évoquent immanquablement les images cinématographiques qui nourrissent la mémoire culturelle contemporaine, je crois qu’elles éveillent plus encore les effets optiques que nous opérons, sans nous en rendre compte bien souvent, sur des textes pour y révéler des zones qui réfractent les lignes nettes de la sensibilité moyenne et du savoir commun. En lisant une œuvre (texte ou autre objet culturel) comme si elle était une image, nous lui faisons subir le même traitement que l’artiste écossais lui réserve, en y faisant surgir des figures indéfinies par des opérations visuelles.

Il y a déjà longtemps que nous ne cherchons plus à lire une œuvre conformément aux principes du sens commun, c’est-à-dire en voulant lui donner, en toute bonne foi, une signification nette, claire et précise. On se méprendrait toutefois si nous ne reconnaissions pas que nous cédons, plus souvent qu’on ne le croit, aux tentations de légaliser ainsi nos interprétations en accumulant les données biographiques, en fouillant les bases de données ou encore en recourant aux résultats du cognitivisme. Ce sont là, en somme, des formes de lecture qui ramènent la liberté intellectuelle à la sagesse moderniste après l’épisode de la déconstruction et des cultural studies (voir Slavoj Žižek, Vous avez dit totalitarisme ?). C’est pourquoi il faut considérer la lecture optique des textes et de la culture non pas comme un ultime relent de la condition postmoderne mais plus stratégiquement comme une opposition à la tentation bien réelle de légaliser nos lectures.

On a fait paraître récemment en français, sous le titre attrayant La guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis, deux conférences de Giorgio Agamben qu’il a données à Princeton en 2001. Outre le propos qui convient aux enquêtes du philosophe sur les régions mitoyennes de la vie nue et de la polis, ces conférences révèlent son attention à la vision comme instrument de lecture. Si la seconde traite explicitement de la convergence entre optique et interprétation, en détaillant le frontispice de la première édition du Léviathan de Hobbes et en invitant les lecteurs à voir les conflits mondiaux par la lorgnette de la théologie, la première conférence, elle, opère implicitement un zoom avant sur un article de Nicole Loraux qui traite de la stasis (la guerre civile) comme d’un conflit familial. Agamben détaille en gros plan quelques passages de cet article pour faire apparaître une zone d’indiscernabilité entre vie domestique (oïkos) et vie publique (polis) que l’auteure n’aurait pas perçue. En outre, en ralentissant à l’extrême le propos de Loraux, Agamben brise la ligne parfaite qui sépare les deux domaines lorsqu’ils sont perçus à la vitesse commune de lecture. Et il s’agit bien là d’un phénomène optique, bien qu’il s’opère sur un texte. Ainsi, comme sur le frontispice du Léviathan dont il semble vouloir épuiser les données visuelles en relevant, en très gros plan, deux personnages portant le masque à bec de corbin et, à l’aide de la vision radiographique de Reinhardt Brandt, la partie cachée du bas du corps du souverain, Agamben sature les thèses de Loraux en générant, sur quelques détails de l’article, un flou qui en diminue la netteté. C’est une manière de relancer ce qu’il appelle, par ailleurs, « leur potentiel de développement ». Si le philosophe ne prétend pas, dans ses conférences, faire une théorie politique de la guerre civile mais en poser les prémisses, il nous offre en revanche une leçon d’« iconographie philosophique » qui figure textuellement une parcelle du monde qui échappe à la vision tranchante de la légalité.