Instant quelconque

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Dès l’ouverture de son premier livre sur le cinéma, Gilles Deleuze distingue deux moyens de produire et de penser le mouvement : en fonction de l’instant privilégié et en fonction de l’instant quelconque. Le premier moyen donne à penser que tous les instants qui composent le mouvement d’un corps sont coordonnés de manière à l’élever et à le figer dans une pose, comme s’ils l’aidaient à rejoindre, au bout de son action, une figure supérieure (« actualisation d’une forme transcendante ») qui les surpasserait. L’instant privilégié permet donc de mettre en valeur un seul instant en le coupant du flux ininterrompu des autres instants qui l’ont précédé et lui ont donné vie. Sans l’exprimer ainsi et sans vouloir s’en prendre nécessairement une fois de plus à la raison logique, Deleuze donne une définition de l’instant privilégié qui s’assimile à une pensée épousant le mouvement dialectique et s’abandonnant à la tentation téléologique.

On sait que Deleuze a écrit ces pages liminaires pour accorder le cinéma qu’il aimait beaucoup avec la thèse continuiste de Bergson dans L’Évolution créatrice qu’il affectionnait tout autant mais qui réduisait le cinéma à la reproduction mécanique et mathématique du mouvement. Son but n’était pas de contrarier Bergson ni de réhabiliter le cinéma dans son œuvre, mais de montrer que les images en mouvement du cinématographe nous offrent une leçon sur la marche de nos actions et le flux de nos expériences. Or, cette leçon établit d’entrée de jeu qu’elles ne sont pas faites d’instants privilégiés. Même Eisenstein, pourtant reconnu pour ses montages dialectiques, n’obéissait pas à l’instant privilégié pour produire et penser le mouvement des images. Ses films nous donnent à voir des moments certes remarquables ou singuliers, des moments « pathétiques », mais le mouvement ne cesse pas pour autant d’être reproduit et pensé à partir d’un moyen autre que l’instant privilégié et dont la visée ne consiste pas à trouver la pose.

L’autre moyen de produire et de penser le mouvement, celui du cinéma, est l’instant quelconque. À l’inverse du premier, ce dernier consiste à ne plus le penser à partir de la fin, ou à partir d’une pose ou encore d’un instant privilégié, mais à partir de n’importe quel moment de son déroulement, comme si on essayait de penser la continuité du mouvement de la figure et non son profil ultime. L’instant quelconque permet d’imaginer le mouvement dans sa durée vivante en postulant l’équivalence de tous ses instants. Il n’y aura pas ainsi d’instants privilégiés dont les propriétés détermineraient le sens unique d’un mouvement, qui en justifieraient profondément le mobile ; l’instant quelconque suppose plutôt que tous les instants ont la même importance les uns par rapport aux autres et participent tous, de même façon, à produire un mouvement unique et illimité. Pour dire les choses simplement, l’instant quelconque permet de saisir le mouvement en une coupe mobile ou en train de se faire.

L’instant quelconque me permet d’échapper à la tentation d’imaginer le sens de mon action, son mouvement, comme un récit dont la suite des images mènerait à une seule pose ou à un portrait pathétique, comme dans la marche régressive du personnage dans le film There Will Be Blood. C’est pourquoi d’ailleurs Deleuze ne s’intéressait guère au récit cinématographique dans ses livres sur le cinéma, pour se concentrer sur le rapport des images au mouvement et au temps. Je crois que nous pouvons également penser notre expérience de cette manière, comme une coupe mobile, c’est-à-dire comme un mouvement qui n’est pas composé d’instants privilégiés mais d’instants quelconques dont l’équivalence nous permet d’imaginer la continuité de nos expériences, particulièrement lorsqu’elles sont éloignées dans le temps, tout en évitant les récits édifiants.

La pratique de l’éditorial recourt très souvent au pathétique pour poser ses justifications et imposer ses idées, pour marquer en grande pompe le début d’une ère nouvelle, pour figer en un portrait la génération montante, etc. Cette pratique, en somme, fait appel aux lieux communs pour concevoir son moment présent comme un instant privilégié : le moment est venu de..., c’est le temps de faire place à…, c’est le début d’une nouvelle aventure, etc. Ce genre d’éditorial exprime la nouveauté de ses actions comme on le ferait dans une demande de subvention pour se distinguer de ses concurrents. En tournant résolument le dos à ce genre d’éditorial, je me permets de retourner à la naissance de Spirale il y a 36 ans, pour faire remarquer qu’elle a été pensée comme un moment quelconque : « Nous avons préféré pour Spirale de premiers numéros sans présentation, sans déclarations d’intentions, sans repentirs ni excuses, sans éditorial ni manifeste, laissant le journal parler pour lui-même. » (Laurent-Michel Vacher, « Éditorial », Spirale no 3, novembre 1979).

« Sans déclarations d’intentions, sans repentirs ni excuses », je présente le moment de la refonte graphique de Spirale simplement dans son équivalence avec l’instant quelconque de sa naissance.