Galilée, Terry Jones et Spirale

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La culture de demain sera une culture de la compression.
En plusieurs pays déjà, on a commencé à couper (difficile
de mieux dire) là où les gens menacent d’apprendre à penser
et à créer en dehors des voies permises. Car ce qu’on coupe,
bien sûr, c’est ce qui est
 inutile, par exemple, dans les
programmes de l’enseignement secondaire, la musique et
l’histoire de l’art. La culture de la compression est et sera
cependant une culture honteuse. Elle donne et donnera le
change. Elle ira de commémoration en commémoration,
d’anniversaire en anniversaire, de petit deuil en petit deuil,
et il n’y aura peut-être plus que ces événements pour donner
l’illusion d’un quelconque intérêt pour la culture.

— Pierre Popovic, « La culture de la compression »,
Spirale
, n150, septembre-octobre 1996

Il y avait bien entendu quelque ironie à proposer un tel texte au moment où Spirale cherchait à souligner la parution de son 150e numéro, il y a quatorze ans déjà. On appréciera aujourd’hui peut-être d’autant plus la réflexion de Pierre Popovic qu’elle s’avère hélas plus pertinente que jamais, même si l’on ne s’étonne plus depuis longtemps déjà de « l’élection du discours économique au rang de symbolique collective ». Pour notre part, indignes du credo suivant lequel il nous faudrait « faire plus avec moins », nous peinerons sans doute encore un certain temps à nous remettre du cadeau offert aux magazines et revues culturels, plus tôt cette année, par le ministère du Patrimoine canadien. Où était Laocoon ? et que ne connaissait-il aussi les conservateurs ?

Lorsque nous avons entrepris, il y a un an, à l’occasion de notre trentième anniversaire, de revoir et d’améliorer progressivement la qualité graphique et matérielle du magazine, nous n’imaginions pas devoir remettre en question la périodicité qui est la nôtre depuis tant d’années. Compression oblige, ce numéro d’automne 2010 marque pourtant bel et bien le passage d’un rythme de publication de six à quatre numéros par an ; « petit deuil », il va sans dire, mais la pérennité de Spirale est désormais au prix de cet euphémisme. Nous faisons toutefois sans crainte le pari que, sous la forme plus substantielle qui sera désormais la sienne et que l’on découvrira dans la présente livraison, son mandat et sa mission préservés, Spirale saura encore attirer à lui lecteurs et collaborateurs séduits par la menace de l’« inutile ».

En contrepoint

Il faut en effet d’abord préciser que cette compression inattendue et que ce changement imposé à notre périodicité ne nous auront pas empêchés de poursuivre et de parachever les améliorations graphiques et éditoriales annoncées, notamment au chapitre de la présentation des portfolios que le magazine a la chance d’accueillir. Nous ne cacherons d’ailleurs pas notre plaisir à ce qu’une artiste façonnant « son médium et son matériau dans la foulée de la tradition moderne » inaugure pour nous cette nouvelle signature graphique. Comme le souligne Sylvie Lacerte dans le texte de présentation qu’elle lui consacre en ces pages, Louise Prescott avoue en effet d’emblée « se situer en contrepoint des tendances actuelles de la peinture contemporaine qui, depuis les postmodernes années quatre-vingt, se débat, parfois avec l’énergie du désespoir, contre sa mort annoncée ». Le résultat — fugues et trombes de couleurs — est à tous points de vue magnifique et nous rappelle comme aux promesses et aux exigences familières de la modernité.

Au-delà des améliorations graphiques et matérielles apportées au magazine, et qui seront immédiatement visibles ici, importe donc peut-être simplement qu’ait été pour quelque temps encore soustrait à la « culture de demain » un espace où puissent se déployer le travail et la perspective d’une artiste comme Louise Prescott, un lieu où puisse malgré tout continuer à se développer une réflexion critique sur la littérature, les arts et les sciences humaines. Et si atteinte a été portée à notre périodicité, nous gardons la certitude qu’a néanmoins été préservé notre rapport singulier et attentif à l’actualité culturelle. On en jugera notamment par le dossier du présent numéro, le premier d’une série de deux que consacre Spirale aux « Enjeux de la laïcité ».

Temps d’arrêt sur la laïcité

Cette actualité-là, nous semble-t-il, exige en effet que nous prenions le temps de réfléchir à ses enjeux politiques, sociaux, moraux, esthétiques et théoriques ; même dans l’urgence, elle demande, est-il besoin de le souligner, que nous prenions un certain recul, que nous nous placions « hors temps », à l’abri de la folie médiatique qui aura contresigné et assuré la diffusion mondiale du scénario débile d’un pasteur américain ; « comédie » d’une telle absurdité qu’elle pourrait être le pastiche triste et perverti d’un sketch imaginé par l’autre Terry Jones, membre brillant de l’illustre troupe Monty Python. On peine pourtant à imaginer une version plus hallucinée de Life of Brian (1980)…Au moment où, il y a presque un an, s’imposait déjà pour nous la nécessité d’ouvrir les pages de Spirale à une réflexion sur cette question, nous pouvions à peine prévoir l’importance médiatique que prendraient certains des enjeux actuels de la laïcité. Bien entendu, l’« affaire Jones » demeure une aberration médiatique, mais cette gigantesque bourde des médias traditionnels aura en partie occulté, ou du moins déplacé, l’importante réflexion qui s’esquissait alors sur la place de la religion dans l’espace public ; le projet de construction d’une mosquée non loin de Ground Zero avait en effet suscité un difficile débat aux États-Unis, rappelant par le fait même plusieurs des enjeux cruciaux soulevés par la question de la laïcité dans nos sociétés modernes.

Au Québec, le jugement Dugré, qui donnera raison au Collège Loyola dans sa contestation de l’imposition du cours Éthique et culture religieuse, suscite lui aussi plusieurs débats fondamentaux. Outre qu’il aura de manière maladroite comparé l’imposition de ce cours « à l’ordre donné à Galilée par l’Inquisition d’abjurer la cosmologie de Copernic », plusieurs auront sans doute comme nous été abasourdis d’entendre le juge Gérard Dugré rappeler que « la société démocratique canadienne » était fondée sur des principes qui reconnaissent notamment « la suprématie de Dieu », plus encore étonnés d’apprendre que celle-ci, comme la primauté du droit, avait été mise « à rude épreuve » dans l’affaire qui opposait le Collège Loyola au ministère de l’Éducation… Ce jugement, on l’aura souligné, ouvre évidemment la porte à d’innombrables contestations juridiques et « menace », il faut le dire et le répéter, tout élément du corpus pédagogique qui pourrait aller à l’encontre d’une perspective confessionnelle.

Il y a pourtant lieu de se réjouir. Peu de débats, au Québec, auront dans un passé récent autant intéressé l’ensemble de la population ni mobilisé intellectuels et spécialistes de cette façon. On peine à se souvenir d’une question ou d’un enjeu qui, comme la laïcité, aura ainsi donné lieu à la « publication » de deux manifestes en l’espace de quelques semaines : le Manifeste pour un Québec pluraliste, publié le 3 février dernier, puis le Manifeste pour un Québec laïque et pluraliste, paru le 16 mars suivant. Il importe, à ce titre, de préciser que Spirale ne saurait, pour l’heure, faire entièrement sienne l’une ou l’autre des positions défendues, le comité de rédaction étant lui-même partagé sur cette question, se situant dans un étrange entre-deux d’où nous cherchons à en penser les tenants et aboutissants. En invitant Georges Leroux et Jocelyn Maclure à diriger ce premier dossier sur les « Enjeux de la laïcité », invitation qu’ils ont généreusement acceptée, nous avons d’abord voulu faire appel à ceux qui, parmi les plus éminents spécialistes de cette question, nous semblaient les mieux placés pour mettre en lumière, à travers les plus récentes publications consacrées à la laïcité, la diversité des points de vue en cause dans cet important débat. Or rien n’est moins simple. Comme le précisent en effet les respon sables de ce dossier, « le débat sur la nature de la laïcité au Québec n’a cessé de se complexifier » depuis le dépôt du rapport de la Commission Bouchard-Taylor sur les accommo dements en matière religieuse et culturelle. Alors qu’est débattu en commission parlementaire le projet de loi 94 (Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’administration gouvernementale et dans certains établissements) et au moment où s’annoncent déjà pour l’automne de nouvelles tables rondes sur la question de la laïcité, il nous paraissait donc essentiel pour un magazine comme Spirale de participer à la réflexion et de faire progresser le débat.

Ainsi, là où ce premier dossier jette une nécessaire lumière sur les fondements sociopolitiques et philosophiques des principaux enjeux de la laïcité dans les sociétés contemporaines, un second dossier, sous la direction de Guylaine Massoutre, paraîtra dans notre prochain numéro (no 235, hiver 2011) et cherchera cette fois à redéfinir, du point de vue des arts et des lettres, ce que nous attendons de la laïcité. Il va sans dire que nous espérons vivement que l’un et l’autre dossiers pourront contribuer à la réflexion en cours. Comme le soulignent Georges Leroux et Jocelyn Maclure dans la présentation de ce premier dossier, le « Québec a tout intérêt à peser soigneusement les arguments des uns et des autres, à interpréter son histoire à la lumière de choix importants et à envisager l’avenir de la société comme un avenir préparé en commun ». Il importe surtout, plus que tout peut-être, que nous prenions le temps de cette réflexion.

Une nouvelle chronique

Outre cet important dossier, qui souligne, si besoin est, notre volonté renouvelée de nous inscrire dans la polis, cette livraison de Spirale se distingue également par la présence d’une nouvelle rubrique à laquelle tenait depuis longtemps le comité de rédaction. En effet, chaque numéro de Spiraleaccueillera désormais en ses pages un écrivain invité, à qui sera confié, pour une année entière, la rubrique « À propos ».

En cette rentrée culturelle, on comprendra donc sans peine tout le plaisir qui est le nôtre : Hélène Dorion ayant accepté d’inaugurer pour nous, en toute générosité, ce nouvel espace éditorial. Rappelons qu’elle a fait paraître en 2006 une importante rétrospective de son œuvre poétique aux Éditions de l’Hexagone, sous le titre Mondes fragiles, choses frêles (1983-2000), et que son œuvre, fréquemment célébrée, a remporté, entre autres, le prix Alain-Grandbois (pour Sans bord, sans bout du monde, 1995), le prix Anne-Hébert (pour le récit Jours de sable, 2002), le prix du Gouverneur général du Canada 2006 (pour Ravir : les lieux, 2005), ainsi que le prix de l’Académie Mallarmé 2005 pour l’ensemble de son œuvre.

En confiant ainsi cette « chronique » à l’auteure de l’une des œuvres poétiques les plus importantes et les plus célébrées au pays, en lui donnant carte blanche, nous souhaitons réitérer notre engagement à faire de Spirale un lieu et un espace où artistes, critiques et écrivains puissent se faire l’écho de la richesse du monde. Nul doute qu’Hélène Dorion poursuivra en nos pages, avec la même sensibilité, ce « dialogue avec la vie » — avec le monde contemporain — qu’elle nous donnait encore récemment à lire, notamment dans Le Hublot des heures (Éditions de la Différence, 2009 ; prix Charles-Vildrac).

Le prix Spirale Eva-Le-Grand 2009-2010

On aura compris que, malgré la tourmente et contre l’idée même d’une « culture de la compression »Spirale entend poursuivre son projet critique, comme l’ensemble de ses activités. Cette année encore, nous nous ferons donc un devoir de remettre à nouveau le prix Spirale Eva-Le-Grand que nous décernons depuis quinze ans pour un essai ou un recueil d’essais portant sur les arts, les lettres ou les sciences humaines, ou toute question touchant la culture.

Par ce prix, nous voulons reconnaître la contribution d’un ouvrage de réflexion sur des enjeux qui concernent aussi bien la culture actuelle que sa mémoire, et qui s’inscrivent dans le travail de recension et de critique accompli par la revue elle-même. C’est donc avec grand plaisir que nous annonçons les finalistes pour le prix Spirale Eva-Le-Grand 2009-2010 : Ginette Michaud, pour Juste le poème, peut-être (Derrida, Celan), suivi de Singbarer Rest : l’amitié, l’indeuillable (Le Temps volé éditeur, 2009) ; Yvon Rivard, pour Une idée simple(Boréal, 2010) ; Louise Warren, pour Attachements. Observation d’une bibliothèque (l’Hexagone, 2010) ; ainsi que notre écrivaine invitée, Hélène Dorion, que le comité de rédaction aura également retenue comme finaliste pour L’étreinte des vents (PUM, 2009). Le nom du lauréat ou de la lauréate sera dévoilé en janvier dans notre numéro d’hiver 2011. Toutes nos félicitations aux finalistes !

Vue sur Internet : 
Radio Spirale et ÉRUDIT

Parmi les changements apportés à cette nouvelle livraison de Spirale, nos lecteurs noteront que n’apparaît plus au « Sommaire » les détails de la programmation à venir de notre projet Internet Radio Spirale. Notre nouvelle périodicité rend en effet plus difficile la planification et l’annonce en nos pages des événements que nos partenaires entendent, au cours des prochains mois, diffuser sur le site de Radio Spirale. Les nouvelles de notre projet Internet, pourtant, sont excellentes. L’engagement et la confiance de l’ensemble des partenaires de ce collectif nous ont en effet permis d’entreprendre des démarches concrètes visant à améliorer significativement ce projet lancé de manière officielle en 2006. Grâce, notamment, à l’implication du Laboratoire de recherche sur les œuvres hypermédiatiques de l’UQAM [http://nt2.uqam.ca/], Radio Spirale disposera dès janvier 2011 d’un tout nouveau site Internet autonome, plateforme interactive en phase, il va de soi, avec les nouvelles technologies et les exigences du Web 2.0.

Original et gratuit, le site du Collectif Radio Spirale offrira donc bientôt aux usagers l’accès au contenu culturel d’un regroupement unique au Canada, réseau qui réunira d’anciens et de nouveaux partenaires en provenance de différents milieux culturels : galerie d’art, centres de recherche interuniversitaires, grandes institutions culturelles, revues artistiques et littéraires, éditeurs et libraires. Les détails concernant l’inauguration du nouveau site seront bien entendu annoncés dans notre prochain numéro, mais nous invitons d’ores et déjà tous ceux et celles qu’intéresse Radio Spirale à communiquer avec nous par courriel [spirale magazine@yahoo.com] afin qu’au moyen de notre liste de diffusion nous puissions vous tenir plus immédiatement informés de la programmation à venir du site et de l’avancement du projet lui-même.

La présence de Spirale sur Internet sera également très bientôt assurée sur le site du consortium ÉRUDIT. Nous avons en effet récemment publié plusieurs Avis publics de la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP) annonçant un vaste projet de valorisation des revues et magazines membres par la numérisation rétrospective de leur collection. Nous invitons derechef tous nos collaborateurs, présents et passés, à prendre connaissance de cet avis puisqu’une partie de la collection de Spirale a été numérisée dans le cadre de ce projet et que nos numéros parus de 2002 à 2009 seront bientôt accessibles, librement et gratuitement, sur la plateforme ÉRUDIT [www.erudit.org]. La mise en ligne de cette partie de notre collection aura lieu au cours de l’automne.

Or, comme le stipule l’Avis public de la SODEP, tout titulaire de droits sur une œuvre publiée dans l’un des numéros qui seront prochainement mis en ligne et qui ne souhaiterait pas voir son œuvre diffusée sur le site ÉRUDIT peut nous adresser une demande écrite pour que son œuvre soit retirée. Pour Spirale et pour nos collaborateurs, il va de soi que ce projet de numérisation représente une formidable vitrine et une opportunité de diffusion. Nous explorons d’ailleurs la possibilité de numériser les numéros plus récents de Spirale, ainsi que nos numéros courants. Nous tiendrons bien entendu nos lecteurs et collaborateurs informés des suites de ce projet.

Des nouvelles en bref

À l’approche de l’anniversaire du décès tragique de Nelly Arcan, nous serons sans doute nombreux qui, bouleversés par sa trop soudaine disparition, tiendrons à lui rendre hommage. Mélikah Abdelmoumen et Michel Peterson signent ici deux textes qui, chacun à leur façon, témoignent de leur rencontre marquante avec cette œuvre. Tous deux participeront également à une journée d’étude intitulée « Regards ob-scènes sur l’œuvre de Nelly Arcan », organisée par Catherine Mavrikakis et Andrea Oberhuber, le vendredi 15 octobre 2010, à l’Université de Montréal. Pour plus de détails, consultez le programme en ligne à l’adresse suivante : http://www.crilcq.org/colloques/2010/nelly_arcan.asp.

C’est avec grand plaisir que nous annoncions, dans notre numéro d’été, la parution prochaine du plus récent titre de la collection « Nouveaux Essais Spirale » (Éditions Nota bene) : Philosophie sans frontières, de Claude Lévesque. Le lancement aura lieu le mardi 26 octobre, à 17 h 30, à la Librairie Le Port de Tête (262, avenue Du Mont-Royal Est). Nous espérons bien entendu vous y voir nombreux !

Bonne rentrée !